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Pourquoi le mbalax règne-t-il toujours au Sénégal ?

Meguetan Infos

Spécialité sonore du pays de la Teranga, le mbalax règne depuis plusieurs décennies sur l’industrie locale de la musique. Si son omniprésence durable dans le quotidien des Sénégalais s’explique par sa capacité à absorber de multiples tendances en gardant son identité reconnaissable et inimitable, il a également fait preuve d’agilité dans son rayonnement international assuré par Youssou N’Dour. 10e volet de la série consacrée aux grands courants musicaux d’Afrique sur RFI Musique.

Entre eux, la relation est intense : il doit tout ou presque au mbalax et le mbalax lui doit autant, sinon plus. Que le nom du nouveau projet discographique de Youssou N’Dour soit celui du genre musical dont il est le représentant le plus connu relève donc d’une sorte d’évidence. Comme si Bob Marley avait intitulé un de ses albums Reggae !

L’analogie avec la star jamaïcaine, qui compte parmi les modèles revendiqués du chanteur sénégalais, vaut sur d’autres plans. Le Dakarois est, lui aussi, devenu aux yeux du monde l’incarnation d’une musique, l’arbre qui cache la forêt, avec ce que cela a de réducteur, voire d’injuste. Lui aussi a acquis un statut qui dépasse le cadre de son art : une voix écoutée, au-delà de son public. Mbalax et ses douze chansons en sont des exemples supplémentaires, valorisant l’Afrique et ses valeurs, tant sur le fond que la forme.

Omniprésent dans le paysage musical local, ce style caractéristique de la Sénégambie (ensemble géographico-culturel formé par le Sénégal francophone et la Gambie anglophone) porte en lui le son du continent, avec un rôle clé confié aux percussions qui constitue sa marque de fabrique.

Longtemps, c’est la musique cubaine qui a eu la cote dans le Sénégal d’après l’indépendance – un tropisme partagé par de nombreux pays d’Afrique. Le Star Band, au sein duquel le jeune Youssou N’Dour fit ses classes, excellait dans ce registre, perpétué jusqu’à récemment par le mythique Orchestra Baobab.

Réappropriation

Mais progressivement, au cours des années 70, tout en étant soumis aux influences occidentales de leur époque, les musiciens du cru se sont réappropriés leur culture, leur langue, leurs instruments, à l’image de leurs voisins maliens ou guinéens dont la démarche était guidée par la volonté des régimes politiques en place.

“Le mbalax représente une identité nationale basée sur une intériorisation de genres étrangers (jazz, musique latine, soul, highlife, afro-beat) mélangée à des façons de faire et de jouer locales”, écrit l’universitaire Timothy R. Mangin dans l’ouvrage collectif Uptown Conversation – The New Jazz Studies édité en 2004.

Le tournant ? L’introduction d’une percussion qui anime toutes sortes de cérémonies au Sénégal et que l’on connait sur la scène internationale grâce aux ensembles traditionnels emmenés par Doudou Ndiaye Rose  : le sabar. Taillé dans le tronc d’un dimb aussi appelé poirier du Cayor, recouvert d’une membrane en peau de chèvre, ce tambour qui se décline en plusieurs modèles pour produire des sonorités différentes a la particularité d’être joué avec une main et une fine baguette.

« C’est Aziz Seck qui a osé pour la première fois l’utiliser dans la musique moderne », assure le chanteur Pape Diouf. « Quand on a voulu mettre le sabar dans nos compositions, on a fait appel à lui », confirme Omar Pène, leader du Super Diamono si cher au cœur des Sénégalais et qui a donc été décisif dans la genèse du mbalax, même si on qualifie souvent son répertoire d’afrofeeling. Le sexagénaire n’oublie pas de signaler que son groupe s’était inspiré de la formation gambienne Super Eagles, rebaptisée Ifang Bondi, qui avait déjà intégré cette percussion en lui affectant une fonction moins précise.

Mutation

Déterminant, ce changement accélère le processus de mutation dans lequel s’est engagée la musique sénégalaise. La scission au sein du Star Band donne naissance vers 1977 à l’Étoile de Dakar, qui compte dans ses rangs les chanteurs Youssou N’Dour et El Hadji Faye.

Avec des moyens techniques limités, la formation multiplie les enregistrements dans des conditions loin des standards occidentaux (il n’est pas rare qu’un des night-clubs de Dakar fasse office de studio), dont une série de quatre cassettes sobrement intitulée Mbalakh (autre orthographe de mbalax). Le succès se dessine. Issus d’une nouvelle séparation en novembre 1981, le Super Étoile de Dakar et Étoile 2000 répandent un peu plus les germes du mbalax, que d’autres ont développé avec leur sensibilité, leur direction artistique.

Difficile d’attribuer à ce genre musical un seul géniteur indiscutable. Plutôt une paternité partagée, collective, à laquelle prétend également le groupe Xalam de Prosper Niang, à l’origine orientée afro-jazz. « On était les premiers à jouer du mbalax. Et la première fois qu’on a joué ça dans un bal, [l’organisateur] a failli nous faire des histoires parce que pour lui, c’était de la musique folklorique à mettre de côté. Il avait besoin de salsa, de funk, de rock », se souvient le pianiste Henri Guillabert dans le documentaire Paris, c’est l’Afrique de Philippe Conrath.

D’autres acteurs ne tardent pas à emboiter le pas aux précurseurs. En 1983, après être passé par l’Orchestra Baobab, Thione Seck débute une carrière sous son nom. Accompagné par son groupe Raam Daan, il apporte une autre couleur, avec son attirance pour les chants orientaux, et se fait rapidement une place parmi les chanteurs les plus appréciés de ses compatriotes. « Le mbalax est d’abord et avant tout une musique faite pour danser […] Quand le groupe commence à jouer, la piste se remplit immédiatement et le reste jusqu’à la fin de la prestation », rappelle l’ethnomusicologue Patricia Tang dans la somme de référence Bloomsbury Encyclopedia of Popular Music of The World (2019).

En quelques années, le mbalax s’est autant codifié qu’il est devenu un terme générique. Ce qui était à l’origine un « rythme d’accompagnement », comme le souligne Omar Pène (« C’est le sabar qui fait le mbalax. Il marque la cadence, donne le tempo. C’est une sorte de click, de métronome »), a pris une autre dimension pour désigner tout un pan de la production musicale du Sénégal. Il peut même résulter d’autres instruments. « Quand vous voyez quelqu’un jouer du mbalax au piano, c’est l’expression qui change », estime Youssou N’Dour dans l’émission Couleurs tropicales.

Nouveaux instruments

L’irruption du synthétiseur Yahama DX7 dans le mbalax appartient à ces événements inattendus, qui illustrent à quel point la mondialisation culturelle procède d’échanges pouvant être à l’origine des plus anecdotiques. L’épisode a d’ailleurs fait l’objet d’une conférence lors d’un colloque universitaire international à Lyon en 2019 ! Quand le groupe sénégalais Touré Kunda effectue une tournée en 1984 dans son pays, auréolé de ses tubes qui ont séduit l’Europe, le Français Loy Ehrlich embarqué dans l’aventure adapte au marimba un passage initialement au balafon.

Cela donne des idées aux musiciens sur place, comme Habib Faye et son frère Adama qui entrevoyaient déjà de leur côté la possibilité de conjuguer le mbalax aux claviers. L’éventualité devient une réalité après la venue à Dakar de Jean-Philippe Rykiel en 1987, pour prendre part à l’album Nelson Mandela de Youssou N’Dour. Le Parisien s’est équipé d’un DX7, sur lequel il a programmé des sons de musiques africaines, qu’il laisse sur place… et qui trouvent rapidement une application spécifique grâce à l’intuition d’Habib Faye. De partage en partage, le « marimbalax » s’impose comme une tendance, portée entre autres par le groupe Lemzo Diamono. À la même époque, une autre tentative a lieu, avec Demba Dia qui propose deux albums de « rock mbalax ». Puis arrive la salsa mbalax du Super Cayor de Dakar, créé par un ancien membre du Royal Band de Thiès.

Une nouvelle génération commence à faire parler d’elle dans la décennie suivante. Batteur, Cheikh Lô a accompagné notamment son aîné Ouza, chanteur contestataire, avant d’enregistrer ses propres titres en 1990 sur une première cassette et d’être remarqué par Youssou N’Dour qui produit la suivante, le lançant sur la scène internationale. Sous la houlette de Lamine Faye, qui a quitté le Super Diamono pour prodiguer ses conseils à de jeunes talents, le Lemzo Diamono sert de rampe de lancement aux chanteurs Fallou Dieng et Pape Diouf.

Des femmes

La féminisation du mbalax se profile en parallèle avec l’ascension de Fatou Guewel et Kiné Lam, dans une veine assez traditionnelle, et surtout de Viviane Chidid, ex-choriste du Super Étoile et belle-sœur de son emblématique patron. Ses débuts discographiques au tournant du siècle lui valent rapidement le surnom de « reine du mbalax » tandis que de son côté Coumba Gawlo hérite du titre de « voix d’or ». Aujourd’hui, celle qui aligne les succès en millions de vues sur les réseaux sociaux s’appelle Adiouza, fille du chanteur Ouza.

Petit à petit, au fur et à mesure de l’évolution et surtout de la diversification du mbalax dans le paysage musical sénégalais, des sous-ensembles se sont esquissés, obéissant aux réalités différentes des marchés international et domestique. « Beaucoup de formations musicales ont opté pour une musique métissée : les frères Guissé, Misaal, Ismaïla Lô, Waflash de Thiès, Cheikh Lô, Baaba Maal, etc. D’autres, comme Youssou N’Dour, […] pratiquent une musique à deux vitesses : le mbalax pur et dur pour la consommation locale et une version world music soft, tempérée pour l’extérieur”, observe le sociologue Saliou Ndour dans L’Industrie musicale au Sénégal : essai d’analyse paru en 2008.

Les lignes ont bougé, mais cette dualité se vérifie encore aujourd’hui, entretenue par les artistes et les tendances du moment : quand Wally Seck, fils de Thione Seck décédé en 2021 et coqueluche du public sénégalais depuis une décennie, remplit les stades au pays avec un mbalax se rapprochant de l’afropop, sur les scènes étrangères c’est par exemple le trio Guiss Guiss Bou Bess qui suscite l’intérêt avec son électro mbalax. Avec pour effet de repousser encore un peu plus loin les frontières d’un genre musical qui cultive sa liberté, attaché à ses racines sans y être enchainé.

RFI

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