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Tagore, poète et penseur de l’Inde et de l’universel, mis à l’honneur par Gallimard

Rabindranath Tagore, vers 1935. Hulton Archive/Getty Images
Texte par :
Tirthankar Chanda
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L’œuvre de Tagore entre dans la prestigieuse collection Quarto, avec une sélection de textes les plus marquants du grand écrivain indien Tagore, prix Nobel de littérature 1913. Ce dernier-né de la collection a pour ambition d’arracher à l’oubli la production inclassable du poète de L’offrande lyrique, qui avait pourtant suscité lors de sa parution l’enthousiasme de l’Écossais Yeats et du Français André Gide. Ce volume est une invitation à redécouvrir l’univers de Tagore où tout n’est que luxe, calme et liberté.

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« Elle traverse une crise, ma patrie. Et sa plus grande défaite ne serait pas de retomber dans l’esclavage politique, mais de perdre ses grands attributs spirituels, qui en ce moment, provisoirement, sont déchus de leur suprématie millénaire. Oui, je hais cette Inde où commence à gronder les passions obscures… ». Ces propos sont signés Rabindranath Tagore, premier récipiendaire non-occidental du prix Nobel de la littérature.

Nous sommes dans les années 1930. Tagore, avait soixante-dix ans lorsqu’il s’est livré au jeune Mircea Eliade, future philosophe, venu l’interroger à Calcutta. Difficile de rater dans ces confidences inquiètes concernant la situation politique de l’époque, des résonances d’un autre temps. Elles font penser à l’Inde d’aujourd’hui où l’on assiste à la montée inexorable du nationalisme ethnique et religieux, tout comme cela s’est passé pendant la période de la lutte pour l’indépendance du pays.

Les propos de Tagore figurent dans l’épais volume de 1 600 pages dans la collection Quarto que les éditions Gallimard viennent de consacrer au poète indien, réunissant une sélection chronologique de ses œuvres les plus marquantes. Cette publication, annotée et présentée par deux spécialistes de Tagore, Fabien Chartier et Saraju Gita Bannerjee, arrive à point nommé, arrachant à l’oubli pour le public francophone cette figure lumineuse de l’histoire indienne moderne que fut Tagore. Près de quatre-vingts ans après la disparition du poète, ses paroles continuent d’éclairer, comme en atteste l’extrait cité, l’évolution de son pays, déchiré régulièrement entre son radicalisme religieux et les aspirations profondes de son peuple à surmonter ses « passions obscures ».

Oeuvres choisies de Rabindranath Tagore, dans l’édition « Quarto » (2020)
Oeuvres choisies de Rabindranath Tagore, dans l’édition « Quarto » (2020) Gallimard
Qui était Tagore ?

Né le 7 mai 1861, dans une famille progressiste du Bengale (dans l’est de l’Inde), Tagore fut poète, mais aussi philosophe, romancier, homme de théâtre, compositeur, peintre, éducateur, politologue et, last but not least, globe-trotter, ayant visité plus d’une vingtaine de pays (Angleterre, France, Allemagne, Suisse, Suède, Autriche, Italie, Grèce, Russie, Égypte, Iran, Irak, États-Unis, Argentine, Pérou, Chine, Japon, Birmanie, Java, Bali, Thaïlande, etc.).

Cet homme de multiples talents était le produit de la renaissance culturelle que le Bengale a connu au XIXe siècle et qui a préparé le terrain pour l’éclosion du mouvement de l’indépendance de l’Inde, au XXe siècle, sous l’égide de Gandhi et de Nehru.

Dernier-né d’une famille de 14 enfants, le jeune Tagore grandit dans un milieu urbain, occidentalisé, apprenant à la fois les codes de l’Inde traditionnelle et ceux d’une société plurimillénaire en cours de modernisation. Sa vocation littéraire et artistique est née de ses lectures de la littérature traditionnelle bengalie, de sensibilité essentiellement religieuse, d’une part, et de la découverte du lyrisme de Hafez, « le poète mystique préféré de son père » et de la littérature occidentale, d’autre part.

À 20 ans, après un premier séjour à Londres où il avait fait des études littéraires, Tagore écrivit son premier poème « Nirjharer svapna-bhanga » (« Le réveil de la cascade »), faisant de cette eau jaillissante de sa prison rocheuse la métaphore de sa propre naissance à la poésie. « Ce poème est, écrivent Chartier et Bannerjee dans leur préface au volume de Quarto, à la source du fleuve littéraire qui suit, le manifeste de sa vocation intérieure, une proclamation énergique, fervente, visionnaire. » Parmi les 300 titres que compte l’œuvre de Tagore, il y a aussi des romans, des essais, mais l’homme se définissait essentiellement comme poète, selon ses exégètes. Il a composé plusieurs centaines de poèmes et plus de 2 500 chants dédiés à la quête « du vrai, du beau et du bien ».

Célébration et oubli

C’est l’alliance du lyrisme et de la sensibilité mystique qui caractérise sa poésie, qui vaudra au poète bengali d’être sélectionné par l’Académie suédoise en 1913. Premier auteur non-occidental distingué par le jury, Tagore était encore un quasi-inconnu lorsqu’il est arrivé à Londres en juin 1912 à la recherche d’un éditeur pour ses poèmes traduits en anglais par ses propres soins. Comble de malchance, il perd son manuscrit dans le métro londonien, avant de le retrouver au service des objets perdus. C’était sans doute un signe de destin car la suite de l’histoire relève de véritable prodige littéraire. En l’espace de quelques mois, ses poèmes avaient trouvé un lectorat enthousiaste parmi l’intelligentsia anglaise. En mars de l’année suivante, ils paraissent aux éditions Macmillan, accompagnés d’une préface par le grand poète irlandais W.B. Yeats. En novembre 1913, Tagore recevait le prix Nobel de littérature.

Inauguration de l’exposition de Tagore à la galerie Pigalle, Paris, le 2 mai 1930. Avec, au premier plan, de gauche à droite : Victoria Ocampo, Rabindranath Tagore et Anna de Noailles.
Inauguration de l’exposition de Tagore à la galerie Pigalle, Paris, le 2 mai 1930. Avec, au premier plan, de gauche à droite : Victoria Ocampo, Rabindranath Tagore et Anna de Noailles. Rabindra Bhavan
Auréolé du prix Nobel, l’œuvre poétique de Tagore trouva une vaste audience dans le monde, surtout dans l’Europe de la Première guerre mondiale où le message spirituel du poète et sa proximité avec la nature firent tout d’un coup sens. Dans sa préface à Gitanjali, ouvrage primé par le jury Nobel, W.B. Yeats écrivait : « La pensée sous-jacente à ces poèmes renvoie à un monde que je n’ai approché que dans mes rêves. » Le volume sera traduit en nombreuses langues, notamment en russe par Boris Pasternak et en français par André Gide sous le titre L’Offrande lyrique (NRF, 1917).

Malheureusement, Tagore sera vite oublié en Occident, sa poésie vilipendée par ceux-là même qui l’avaient parrainé au début du siècle dernier. Yeats lui-même s’élèvera contre son lyrisme abscons, aux formulations stéréotypées qui font le bonheur des lecteurs bengalis, mais passent mal en anglais. Selon les observateurs, la difficulté de traduire les idées abstraites d’une langue à l’autre n’était sans doute pas étrangère aux frustrations suscitées par Tagore. Plus sérieusement, la vitalité de sa pensée ouverte sur l’ici et maintenant ne répondait pas toujours aux attentes de l’Occident qui voulait voir dans le poète bengali le représentant de la sagesse mystique orientale, plus proche de la nature que de la civilisation.

Redécouvrir Tagore

« C’est pour remédier à l’oubli en France de ce grand poète que les éditions Gallimard se sont lancées dans cette entreprise de réhabilitation de cette œuvre, à la fois éclectique et universelle », explique Fabien Chartier. « Cet oubli est d’autant moins justifiable que, ajoute le spécialiste, la mémoire de cette œuvre reste particulièrement vivace dans son pays d’origine, le Bengale, où ses chansons comptent des milliers d’interprètes et les critiques littéraires et d’art puisent encore aujourd’hui dans les essais de Tagore pour illustrer ou valider leurs propos. »

Réparti en trois volets organisés selon l’ordre chronologique des publications, le recueil proposé par Quarto donne à lire l’œuvre de Tagore dans toute sa diversité de genres : romans, nouvelles, poèmes, théâtre, dessins. L’objectif de l’éditeur n’était pas l’exhaustivité, mais, comme le rappelle Fabien Chartier, « de redonner envie au grand public à travers un parcours fléché de redécouvrir la beauté et la force des paroles poétiques de Tagore qui avaient enflammé en 1912-1913 l’imagination d’André Gide ».

Alerté par son ami Saint-John Perse qui vivait à l’époque à Londres, l’auteur de La Porte étroite et des Faux-Monnayeurs a traduit les poèmes du « Gitanjali », mais également « The Postman » sous le titre Amal et la lettre du roi, une pièce de théâtre qui, comme le veut la légende, était jouée à Paris au théâtre du Vieux Colombier en juin 1940, alors que les soldats de la Wermacht défilaient devant l’Arc de Triomphe et prenaient possession de la capitale française. La parole de Tagore aurait ainsi accompagné la France dans les heures les plus sombres de son histoire récente.

Amol et la lettre du roi et L’Offrande lyrique, dans la belle traduction de Gide, font bien sûr partie du « parcours fléché » que propose le volume du Quarto. Les connaisseurs de l’univers de Tagore y retrouveront, outre d’autres textes poétiques, des romans (La Maison et le monde, Le Naufrage, À quatre voix…) et essais (Vers l’homme universel, La Religion de l’homme…) qui ont fait la réputation du poète comme penseur subtil et puissant de l’humanisme moderne.

Contrairement à Gandhi qui était son contemporain et avec qui Tagore a entretenu tout au long de sa vie une rivalité intellectuelle aussi âpre que respectueuse, le poète a construit sa vision du monde en se plaçant au-dessus des nationalismes étriqués et des contradictions fabriquées telles que Orient versus Occident qui relevaient pour lui plus du folklore que de l’essence.

L’homme s’inquiétait aussi des dérives des nationalistes au pouvoir dans son pays et appelait de tous ses vœux une Inde libre de ses colonisateurs, mais aussi de ses ayatollahs intérieurs de l’identité nationale, comme en témoignent ces quelques vers de L’Offrande lyrique que connaissent par coeur tous les Bengalis, grands et petits : « Là où l’esprit est sans crainte et où la tête est haut portée ;/ Là où la connaissance est libre ;/ Là où le monde n’a pas été morcelé entre d’étroites parois mitoyennes ;/ Là où les mots émanent des profondeurs de la sincérité ;/ Là où l’effort infatigué tend les bras vers la perfection ;/ Là où le clair cournat de la raison ne s’est pas mortellement égaré dans l’aride et morne désert de la coutume ;/ Là où l’esprit guidé par toi s’avance dans l’élargissement continu de la pensée et de l’action – Dans ce paradis de liberté, mon Père, permets que ma patrie s’éveille. »

Manuscrit de Puravi raturé par Tagore, 1924.
Manuscrit de Puravi raturé par Tagore, 1924. Rabindra Bhavan
Les turbulences communautaires dramatiques qui ensanglantent l’Inde régulièrement depuis son indépendance il y a 73 ans et les dispositions prises par le régime nationaliste hindou au pouvoir à New Delhi en vue de mettre fin à la pluralité indienne, laissent penser que la prière du poète n’a pas été entendue.

Œuvres, de Rabindranath Tagore. Collection Quarto, Gallimard, 2020. Édition présentée et annotée par Fabien Chartier, 1 632 pages dont 122 documents, 31 euros.

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