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Le coup d’Etat du 19 novembre 1968 et ses conséquences sur le Mali

Le coup d’Etat du 19 novembre 1968 a mis un arrêt au processus de la politique de décolonisation tant sur les plans politique, économique que culturel engagé par le régime de Modibo Keïta. La crise dans laquelle le coup d’état a progressivement plongé le Mali, suite à l’abandon des réformes courageuses et audacieuses qui avaient été entreprises de 1960 à novembre 1968, a destructuré le pays et conduit à un effritement certain du vivre ensemble.

Le coup d’Etat de Bamako ébranle l’Afrique et le monde.

Sékou Touré, président de la guinée et président en exercice de l’Organisation des Etats riverains du fleuve Sénégal, convoque » d’extrême urgence » à Conakry une conférence au sommet de l’OERS afin d’examiner la situation au Mali.

A Abidjan, aucun commentaire officiel n’est fait.

Jacques Foccart, conseiller spécial du Général de Gaule, dans le tome II de ses mémoires à la page 446 écrit : » J’ai la conviction que le renversement de Modibo a été mené avec Houphouët depuis longtemps. Le Général en est lui-même convaincu «

A Dakar, qui accueille en ce 19 novembre 1968 la reine Elisabeth ll et le prince Philip d’Edimbourg, c’est l’émotion totale. Que va donc devenir Modibo Kéita, le père de la fédération du Mali ?

A Rome où il se trouve, le président Bongo du Gabon, très ému, déclare « c’est dommage et c’est le cas de dire que l’Afrique est mal partie.«

Le quotidien français le » Monde » rend compte de la stupéfaction générale en Afrique et dans le monde.

En URSS , le commentateur de télévision, Victor Koudriavtsev, parle de Modibo Kéita comme d’un ami traditionnel de l’URSS ;des transformations socialistes qu’il a opérées.

Bintou Sanankoua, historienne de son état, évoquant les conséquences de ce coup d’Etat écrit : » Le coup d’Etat du 19 novembre 1968 a tourné une belle page de l’histoire du Mali. Les putschistes qui ont renversé Modibo Keïta et son équipe sont des officiers subalternes au nombre de 14 : trois capitaines et onze lieutenants inconnus pour la plupart du grand public jusque-là. Ils suspendent la constitution et les organisations démocratiques.

En s’emparant du pouvoir et en décidant de l’exercer directement sans aucune qualification, les militaires ont tourné le dos à tout ce qui justifiait la lutte anticoloniale et détruit tout ce qui avait été construit. En suspendant la constitution et toutes les organisations démocratiques pendant dix ans, ils ont plongé le pays dans un déni démocratique. En supprimant la formation idéologique et politique (notamment le marxisme), ils ont arrêté le processus de conscientisation et de formation à la citoyenneté des jeunes. En s’attaquant à la réforme de l’enseignement de 1962, ils ont désorganisé le système sans le corriger et l’adapter. En démantelant les sociétés et entreprises d’Etat déficitaires, ils ont compromis durablement les chances de l’édification d’une économie nationale indépendante. La pénurie des denrées de première nécessité, les difficultés économiques, la dégradation du pouvoir d’achat sont toujours le quotidien des Maliens. Face aux difficultés qu’ils ont trouvées en venant aux affaires, les militaires ont jeté le bébé avec l’eau de bain. Les Maliens n’ont pas encore fini de payer la note. «

Une semaine après le coup d’état du 19 novembre 1968, l’hebdomadaire Jeune Afrique, dans sa parution n°412 du 25 novembre au 1er décembre 1968 écrivait » …De tous les régimes africains, il (le régime malien) semblait se situer parmi les meilleurs ou, si l’on préfère, le moins mauvais…Modibo Keita et ses camarades gardent notre respect pour ce qu’ils ont été et ce qu’ils ont fait …M. Modibo Keita s’est toujours distingué… Ni excès de langage ni pouvoir personnel. «

Dans une »LETTRE OUVERTE ADRESSEE AUX MALIENS » un Français , M Blanchard , habitant laCelle-Saint-Cloud en France, écrit en novembre 1968 : » Je suis abonné à »Jeune Afrique » et je suis bouleversé par le coup d’Etat au Mali . J’aimerais que vous publiiez cette lettre afin que les Maliens sachent qu’il existe encore des hommes qui ont gardé toute leur confiance en Modibo Kéita et attendent avec angoisse le sursaut du peuple malien : Tôt ou tard il viendra.

Moussa Traoré, je vous invite en France, ce pays capitaliste que vous semblez envier. Venez et émerveillez-vous devant la liberté, la prospérité et le capitalisme ; mais regardez vos frères Africains, balayeurs et manœuvres, regardez cette poignée de capitalistes qui détient le pouvoir de tout faire, y compris le pire, pour préserver ses intérêts .Regardez ce peuple qui, dans ses H L M obéit, à ce qu’a décidé démocratiquement la classe dirigeante pour l’intérêt de peu et le malheur de tous. Quand vous serez rassasié, retournez au Mali serrer la main de Modibo Kéita.
Le Mali était un pays qui forçait l’admiration et le respect de tous. Le Président Modibo Kéita, dont la vie s’identifie avec son pays, est un homme de valeur, courageux et réaliste. Il a su, par son option socialiste, faire respecter l’indépendance de son pays. Que lui reprochez-vous donc ?

Ne pouvait-il pas, en 1960, avec le prestige dont il jouissait, entrainer le Mali dans la voie capitaliste et se tailler une fortune respectable ? Il ne l’a pas fait. Je viens de faire mon service militaire au Mali. J’y venais pour enseigner et c’est moi qui ai tant appris. J’ai vu dans les lycées former des hommes véritables. Le peuple malien est courageux, travailleur, lucide ; il est, après le Viêt-Nam, le pays que j’admire le plus.«

Afrique-Asie, dans son N° 136 à la page 27 écrit, » Le prestige de Modibo est immense en Afrique et dans le monde. Il le met au service de la lutte pour l’indépendance véritable et l’unité africaine. Il sera l’un des avocats écoutés de cette cause dans l’opinion mondiale plaidant pour que l’Afrique reste une zone de paix et contribue efficacement à la détente internationale. Il se fera l’apôtre du non-alignement aux conférences du Caire et de Belgrade. Et, fidèle à l’idéal de l’unité africaine, il sera, avec Sékou Touré et N’Nkrumah, l’initiateur de la première fédération du continent ( ) Le coup d’Etat de 1968 mettait un terme à une expérience si riche de promesses, malgré d’inévitables difficultés et vouait le leader à la mort lente. «

Béchir Ben Yamed dans le N°2233 du 26 octobre au 1er novembre 2003 de Jeune Afrique l’Intelligent à la page 104 écrit » Nous demandons que l’Organisation de l’Unité Africaine crée un Prix de l’Afrique pour la paix et que ce prix soit donné pour la première fois, à Modibo Keita, aussi bien pour son action militante en faveur de l’unité , de la paix et la coexistence africaines que pour son œuvre à l’intérieur du Mali ( ) Modibo et le Mali sont modestes. En politique et en Afrique, c’est méritoire. Cela devrait être reconnu «

Le mérite de Modibo Kéita et du régime malien de l’époque a été auparavant reconnu pour leur effort en faveur de la paix en Afrique et dans le monde avec l’attribution du prix Lénine international à Modibo Kéita en 1963.

C’est avec les fonds de ce prix que Modibo a créé le Centre de Réhabilitation des Handicapés Physiques du Mali.

» Jeune Afrique » sous la plume de Bachir Ben Ahmed évoquant Modibo Kéita écrit, en décembre 1968 » Il sait lutter pour ses convictions, avec patience et méthode. Il sait être magnanime. Le prestige moral qu’il a apporté à son pays est considérable. Dans les instances interafricaines sa parole a du poids. Il aurait pu vivre continuellement en état de brouille avec les chefs d’Etats voisins, mais il a toujours préféré les arrangements discrets, les dialogues francs aux ruptures tapageuses. «

Pour Modibo, poursuit le confrère « l’indépendance du Mali devait recevoir une consolidation quotidienne grâce à l’effort de ses concitoyens. Il leur avait appris à être dignes, à ne pas avoir honte de leur pauvreté, mais à redoubler d’efforts. Il se conduisait sans complexe avec les dirigeants des pays de l’est ou de l’ouest qui venaient proposer de l’aide à son pays. Avec Modibo à la tête du pays, aucun compromis n’était possible en ce qui concernait la souveraineté nationale : Cela nous en sommes sûrs. Seul entrait en ligne de compte l’intérêt du Mali… Son amertume devant les faiblesses de certains de ses compagnons était immense. Peut-être n’a-t -il pas su, par crainte de se voir reprocher un pouvoir personnel, contrôler un peu plus fermement la direction du navire à bord duquel après tout il était premier responsable ?

Malgré la brièveté de la première république et les difficultés qu’elle a connues, Modibo Keita restera aux yeux de la génération d’Africains dont nous sommes un homme politique incorruptible.«

» Révolution africaine », organe algérien, dans un article publié quelques jours après le coup d’Etat du 19 novembre 1968, écrivait : » Nos rapports et notre voisinage nous ont permis de connaitre et de saisir dans toute leur étendue les causes des difficultés économiques du peuple du Mali. Sans voie d’ouverture maritime, le Mali a pu cependant surmonter un grand nombre de difficultés qui auraient pu faire craquer tout régime en peu de temps. En tant qu’amis et voisins, il nous a été donné d’apprécier, comme une vérité certaine l’humilité, la probité intellectuelle, morale et le désintéressement de l’équipe dirigeante malienne. Il nous a été donné de constater plus d’une fois la modestie, la simplicité et le mépris du luxe et de l’apparat de l’une des équipes responsables de l’Afrique. En dépit du ressentiment de notre peuple… l’Algérie est demeurée sereine…qu’il nous soit tout de même permis de formuler le souhait de voir nos amis et frères maliens surmonter rapidement la crise et procéder à une réconciliation nationale qui effacerait d’un seul coup l’effet d’une situation née dans un pays dont on jalousait la stabilité et le renom sur le plan international. Non seulement l’Algérie, mais toute l’Afrique sera reconnaissante à ceux qui consentiront, transcendant les problèmes du moment, à redonner au Mali son vrai visage, son unité et sa sérénité d’hier «

Que voulaient Modibo Keita et ses compagnons pour le Mali ?

Modibo Keita et ses compagnons de lutte voulaient améliorer le niveau de vie des Maliens. Ils voulaient affirmer la souveraineté totale du pays et » débarrasser le peuple des séquelles du colonialisme « . Tout le monde était conscient des difficultés de la tâche et Modibo Kéita le premier. En 1966 dans une interview accordée à Jeune Afrique il disait : » On peut classer les difficultés rencontrées par les Etats Africains en deux grandes catégories. Il y a des difficultés structurelles qui tiennent à l’organisation de certains Etats, à leur administration, à leur vie économique. Il y a ensuite les difficultés conjoncturelles liées aux séquelles de la colonisation. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’on est en mesure de résoudre de telles difficultés… «

En 1962 déjà, au 6ème congrès de l’USRDA, les signes d’une division entre les partisans du socialisme et ceux du libéralisme au sein du parti se manifestent, avec une certaine acuité.

L’appareil politique malien est constitué d’hommes aimant sincèrement leur pays, leur peuple, leur parti et leur chef qu’il n’hésite pas à mettre en minorité quand les circonstances l’exigent. Dans cette direction, il y a deux ailes : les tenants du socialisme et les tenants du libéralisme. En tant que tendances, deux points de vue ont commencé à poindre dès la mise en place du plan quinquennal (en 1961). Ils ont mûri et durci pendant les difficultés économiques et financières du Mali.

En réalité, Modibo Kéïta est resté au bureau politique et au gouvernement, au-dessus de la mêlée politicienne. Il trouve tout à fait normale la présence des deux tendances. Pour lui, c’est un signe de vitalité et le fruit d’une bonne collégialité. Il a joué souvent la carte de la conciliation et des compromis en reconnaissant la valeur des arguments des uns et des autres. Il arrive à la conclusion que les tenants du socialisme sont les têtes politiques des tenants du libéralisme. Aux premiers incombent donc la définition de la stratégie idéologique globale et aux seconds la définition concrète et technique de la stratégie économique.

Il souligne encore que les convergences et les divergences entre tenants du socialisme et les tenants du libéralisme constituent l’aspect pratique de la politique du parti et du gouvernement. C’est une réalité bien vivante qui, selon lui, se manifeste au sein du peuple lui-même, sous différentes formes, depuis l’accession du pays à l’indépendance.

Après les accords franco-maliens de 1967 et la dévaluation de 50% du franc malien et la fronde qui en résulte, la situation se dégrade au bureau politique. Toute conciliation devient impossible. Modibo Kéïta conclut que la révolution est menacée puisque la cohésion de l’équipe est gravement entamée.

A cette crise qui secoue le parti s’ajoute un environnement sous-régional et régional défavorable au pouvoir en place. A l’époque le Mali constitue avec le Ghana et la Guinée l’Union Ghana-Guinée-Mali, l’aile révolutionnaire de l’Afrique de l’Ouest, opposée à l’impérialisme, à ses » valets » et » suppôts » en Afrique.

En février 1966 un coup d’Etat renverse le président Kwamé Krumah du Ghana. Dès le 1er mars 1966, après les événements du Ghana, une conférence nationale des cadres politiques et administratifs met en place le Comité National de Défense de la Révolution (CNDR) avec les pleins pouvoirs à côté du Bureau Politique National. Il est dirigé par un bureau de sept membres, présidé par Modibo Kéïta. Il est chargé de consolider la capacité de résistance du peuple et de liquider toutes les tendances non conformes aux impératifs de la révolution socialiste. Il a autorité sur tous les organes de l’Etat et du parti qui doivent se mettre à sa disposition. Le CNDR finit par se substituer au Bureau Politique National qui se dissout lors de sa séance du 22 août 1967 et transfère l’ensemble de ses responsabilités au CNDR.

En 1968 le Mali connait une crise économique malgré les acquis du plan quinquennal. L’agriculture vivrière ne couvre pas suffisamment les besoins de la population malgré l’encadrement des paysans en groupements de production et de secours mutuel. Le groupement coopératif ne donne pas, à hauteur de souhait, les résultats escomptés et les champs collectifs n’ont pas l’adhésion de tout le monde paysan.

Modibo Kéita lui-même reconnait que le régime » a trop mis l’accent sur les champs collectifs…maintenant il faut penser à l’accroissement de la production, à la productivité. Nous avons besoin… de beaucoup produire pour faire face à l’approvisionnement des populations sur l’ensemble du territoire et aussi pour exporter «

En novembre 1968, avant son départ pour la conférence économique régionale de Mopti, le Président Modibo Keïta déclarait. « Les accords de 1967 sont un piège. Il nous faut nous préparer à les rompre » .

En 1969, à la Conférence Nationale organisée par les militaires qui venaient de s’emparer du pouvoir, un des négociateurs des accords franco-maliens de 1967, a dit que » la dévaluation de 50% du franc malien imposée par ces accords n’était pas une mesure économique mais une décision politique qui visait à abattre un géant et c’est chose faite « .

L’absence de conviction (voire l’opposition) de certains cadres chargés d’expliquer et de faire appliquer les décisions que prenaient le Parti et le gouvernement aboutira souvent à l’échec des réalisations.

Modibo Keita affirme, le 23 août 1967, que » s’il fallait que l’USRDA s’engageât dans la lutte des classes, elle n’hésiterait pas …Une campagne d’épuration est ouverte contre la minorité de profiteurs, alliée naturelle du capitalisme.«

Force est aussi de constater la grave coupure entre les cadres et les masses .Comme l’a fait remarquer Pierre Morlet dans »Aujourd’hui l’Afrique » (N°9 ,1977). » Dans bien des régions, les cadres intermédiaires, politiques et techniques, ont imposé plutôt qu’expliqué. Ils n’ont rien fait pour que les paysans se sentent responsables du développement de l’agriculture et de l’élevage, qu’ils soient véritablement sensibilisés et concernés par la création des coopératives «

Bien de paysans maliens qui n’avaient pas compris la conception de la solidarité qu’on leur proposait n’adhéreront pas au système coopératif : les champs collectifs seront délaissés et un marché noir va se développer pour la commercialisation des produits agricoles. Ainsi, certaines usines, qui devaient utiliser ces produits comme matière première, vont avoir des problèmes d’approvisionnement.

D’une manière générale, »les acquis du peuple », certaines sociétés et entreprises d’état, vont devenir de véritables fardeaux économiques : les problèmes d’approvisionnement, l’incompétence technique de certains cadres, le manque de rigueur et de conviction de certains gestionnaires, les sabotages par certains opposants vont contribuer à détériorer la situation.

Cependant les atouts du régime de Modibo Kéita sont indéniables, même sila machine bureaucratique a freiné et fait obstacle à la spontanéité des pulsations économiques.

Le parti et le gouvernement ont pour eux le poids de la popularité et l’avantage d’être porteurs de valeurs : fierté nationale, liberté du peuple, solidarité, sens de l’honneur, grandeur nationale, égalité. Le président et ses compagnons savent parfaitement utiliser ces valeurs.

A côté de ses atouts charismatiques et éthiques, le régime dispose d’atouts plus qualitatifs que quantitatifs dont il est malaisé de mesurer l’influence réelle. Outre l’éthique spécifique dont se réclame le régime, citons l’arme de l’idéologie et la volonté de réussir. L’idéologie du parti a une portée nationale profonde. Elle s’adresse à l’ensemble des intellectuels et des masses populaires, aux élèves, aux étudiants ou aux stagiaires, quelle que soit la nature de leurs études et de leur spécialité.

Dans de nombreux domaines, le régime a réussi à modifier sensiblement les règles traditionnelles archaïques. Par exemple des textes importants permettent de réaliser la suspension du décret foncier du 26 juillet 1932 pour éviter la spoliation des immeubles par les établissements de crédit. D’un autre côté, le code pénal malien, le code de procédure civile et sociale, l’assistance judiciaire ont vu le jour. Mais le point fort c’est le projet de loi sur le mariage et la tutelle qui facilite les conditions de mariage et le rend plus stable, tout en protégeant la femme. Le régime est porteur d’une dynamique politico-juridique, parce qu’annonciatrice de normes nouvelles et d’un schéma interprétatif du droit colonial et du droit traditionnel malien.

Les principaux atouts du régime de Modibo Keita sont donc la volonté de réussir malgré les obstacles dressés sur son chemin, l’influence des idées du parti et du gouvernement, les valeurs morales nouvelles et anciennes, l’arme du charisme, la mobilisation du peuple et la foi dans l’option socialiste.

Serge Bromberger, un journaliste français, après une visite au Mali, écrit dans le journal français le »Figaro » du 7-8 février 1964 : » On est frappé par le souci de bien faire, par la volonté de mettre sur pied un pays qui marche, même chez l’homme de la rue. Les fonctionnaires travaillent infiniment plus que dans bien de pays voisins et ceux du haut grade sont débordés par la tâche «

Comme dans tout bilan, il importe de distinguer l’actif et le passif, de souligner les atouts et les handicaps du régime. Les orientations fondamentales du régime de Modibo Keïta sont :

Le combat pour l’indépendance économique en accordant la priorité à l’agriculture, à l’amélioration de l’infrastructure des routes et des communications, à la diversification de l’économie par la création d’industries légères et la substitution des produits locaux aux produits importés.

– Les investissements humains pour la construction nationale, le renforcement de la conscience nationale et l’économie des capitaux dont on a besoin pour les investissements économiques et sociaux.

– La lutte contre l’analphabétisme et la décolonisation de l’enseignement.

-L’opposition à l’impérialisme, au néo-colonialisme, au racisme et à l’apartheid.

– L’action en vue de promouvoir l’unité nationale par le développement d’une conscience nationale.

– La préoccupation de faire du non-alignement et de l’unité africaine une priorité en politique étrangère.

– L’encadrement et la formation politique de la jeunesse.

Cet ambitieux programme a-t-il été entièrement appliqué ? Modibo Keita estime lui-même, le 09 juin 1967, que « l’étape sera encore longue, le port n’est pas encore en vue car une nation ne se construit pas en une décade » Les succès du régime sont indiscutables dans certains secteurs car le régime et le peuple ont fourni des efforts considérables pour créer une industrie légère et réaliser le bien -être social et matériel des jeunes et des paysans.

Le premier succès à mettre à l’actif du régime est, d’une part, l’accroissement du taux de scolarisation et, d’autre part, la décolonisation du système éducatif. Le taux de scolarisation est passé de 7 à 29 % en sept ans. Dans le domaine de l’alphabétisation, 594 centres ont été créés. On peut affirmer qu’en 1968 la décolonisation de l’enseignement est très avancée. La réforme des programmes, tout en respectant le caractère universel de la culture, a adapté l’enseignement aux besoins du pays en partant des données locales et a détruit » l’esprit d’abdication et de renoncement cultivé par le système colonial« . La revalorisation de la fonction enseignante est concrétisée. La croissance quantitative et qualitative des cadres est également remarquable.

La deuxième réussite, de loin la plus significative quant à la portée politique et historique, est la mobilisation populaire et l’unité nationale. Les investissements humains ont occupé une place importante dans le plan économique du Mali. Les responsables politiques ont su organiser la mobilisation et la participation des masses à la construction nationale. Les investissements humains ont touché :

– Les domaines culturels et sociaux avec la construction des écoles et des dispensaires assurée à 80% par les populations elles-mêmes, le gouvernement ne fournissant que le ciment, les fenêtres et les portes.

– Les domaines économiques avec les coopératives rurales, les projets hydro -agricoles, le reboisement du pays.

– Les chantiers d’honneur avec la construction des sièges politiques et administratifs.

– Le service civique et l’armée avec la construction et l’aménagement des bâtiments dont ils ont besoin.

Modibo Keïta et son équipe sont donc parvenus à mobiliser les individus pour les intérêts de la nation et à juguler le tribalisme.

Une autre action positive est à signaler : l’émancipation de la jeunesse dont les activités ont été réorganisées.

A l’actif du régime, il convient aussi d’inscrire tous les efforts accomplis pour dénoncer l’impérialisme, le néo-colonialisme, le racisme et l’apartheid et pour favoriser le non alignement et l’unité africaine. Farouchement anticolonialiste, le gouvernement apporte sa solidarité, son soutien au Gouvernement Provisoire Révolutionnaire Algérien, aux Angolais, aux Congolais et à tous les mouvements de libération nationale.

Le néo-colonialisme, consistant pour un pays indépendant à se laisser administrer indirectement par son ex-puissance colonisatrice, est combattu, tout comme l’impérialisme, par Modibo Kéïta, son équipe et le peuple. Partisan de l’unité africaine parce que conscient du fait que les micro-Etats ne sont pas viables pour résoudre les problèmes économiques, le Mali de Modibo Keita s’illustre comme l’un de ceux qui contribuent le plus à la création de l’OUA. Il pratique une politique de bon voisinage avec les Etats limitrophes.

Le 19 Novembre 1968, le Mali n’a de contentieux avec aucun Etat africain. La politique de non alignement du régime donne un poids et une autorité incontestables à son chef. Elle joue un rôle important dans l’affirmation de la personnalité malienne et ouvre de nouvelles perspectives à d’autres Etats africains issus de la décolonisation. Faut-il aussi rappeler la fin du conflit qui a opposé l’Algérie au Maroc grâce à la médiation du Mali en 1963 à Bamako, après l’échec de la Tunisie, de l’Egypte, de l’OUA, de la Ligue Arabe, de l’ONU et du roi de l’Arabie Saoudite ?.

Si l’on compare ces succès aux ambitions affichées, force est de constater quelques difficultés qui n’ont pu être surmontées notamment :

– La maîtrise de l’organisation efficace de la paysannerie en vue d’augmenter la production agricole.

– La rentabilisation de certaines sociétés entreprises d’Etat.

– La prévention de la détérioration du franc malien

Ce que nous a coûté le coup d’Etat du,19 novembre 1968

La pire des conséquences du coup d’Etat de 1968 a été la démobilisation populaire sur les plans économique, social et culturel. L’extinction progressive du sentiment patriotique et de la conscience citoyenne-toutes choses que le régime de la première République du Mali avait ravivées chez les Maliens après plus d’un demi-siècle de colonisation qui avait soumis le peuple malien aux pires exactions et avilissements de la dignité humaine-est à inscrire dans les conséquences de ce coup d’Etat.

Autres conséquences et non des moindres, l’abandon de projets de développement envisagés dans le cadre du plan triennal de redressement économique, notamment : la réalisation en janvier 1969 du chemin de fer Bamako-Conakry avec l’appui de la Chine,suite au coup d’Etat, ce projet a été abandonné et a été transféré en Afrique Orientale par la réalisation du chemin de fer Tanzanie – Zambie (Tanzam).

En mars 1969 il était prévu, toujours dans le cadre de la coopération avec la Chine, le démarrage des travaux de réalisation d’une usine agro-industrielle à Sikasso ; d’un combinat textile à Bougouni,d’une usine sidérurgique à Kita et d’une seconde usine de fabrication de ciment à Toukoto.

Dans son discours du 22 septembre 1968 le Président Modibo Kéïta avait annoncé, entre autres projets, le démarrage des travaux du barrage de régulation de Sélingué et de l’aéroport international de Sénou classe A pour décembre 1968.

En somme le coup d’Etat de 1968 a progressivement et fortement contribué à la détérioration de la mentalité de l’homme malien avec toutes les conséquences que nous subissons aujourd’hui.

Aujourd’hui la situation sécuritaire est la préoccupation majeure du Mali,en dépit d’une présence massive de troupes étrangères sur notre territoire national.

Comment la première République du Mali sous

la présidence de Modibo Keïta avait-elle évité un tel sort à notre pays ?

Pour cela quelques rappels historiques.

Au Congrès extraordinaire de l’USRDA, le 22 septembre 1960,les congressistes (représentants politiques, société civile, syndicats) se prononcèrent tous pour l’évacuation du territoire national par les forces autres que nationales et le rappel des enfants maliens se battant sur d’autres fronts et la création d’une armée nationale formée de Maliens et encadrée par les Maliens.

Le 26 septembre 1960, l’Etat-Major territorial du Soudan fut baptisé l’Etat-Major de l’armée du Mali.

Le 1er octobre 1960, la création de l’armée du Mali fut solennellement annoncée à travers un discours du chef d’Etat-Major Sékou Traoré.

Le 12 Octobre 1960, premier défilé officiel des troupes de la nouvelle armée.

Le 28 décembre 1960, par décret 381 PGRM, le colonel Abdoulaye Soumaré est nommé chef d’Etat-Major général de l’Armée du Mali

Le 29 décembre 1960, il est nommé général de brigade.

20 janvier 1961, conformément aux recommandations du Congrès extraordinaire de l’USRDA du 22 septembre 1960, le Président Modibo Keïta ordonne à la France d’évacuer ses soldats de toutes les bases où il y en avait sur l’ensemble du territoire du Mali.

A l’époque les troupes coloniales se trouvaient dans les bases de Kati, Gao, Tessalit ainsi que dans la base 162 de Bamako (actuelle base 100 de l’armée de l’air du Mali)

Les conséquences immédiates de cette évacuation furent, six mois plus tard, la remise au Mali des garnisons de Kati le 8 Juin, la base de Tessalit le 8 Juillet, celle de Gao le 2 Août et le 5 Septembre la base aérienne 162 de Bamako.

C’est en fait le 5 septembre 1961 à la base 162 (actuelle place d’armes du génie) que les drapeaux français et malien ont effectué un mouvement contraire.

Pour commémorer l’événement, le boulevard qui traverse la base aérienne de Bamako fut baptisé » Avenue du 5 septembre« . Après l’évacuation des bases militaires par les troupes coloniales françaises, Modibo se tourne vers les pays socialistes pour former et équiper la jeune armée du Mali.

De 1961 à 1968 la coopération entre le Mali et l’URSS s’est développée sur la base de plusieurs accords sectoriels particulièrement dans le domaine militaire.

Les forces de sécurité, sous la première République du Mali, étaient constituées de :

– La Gendarmerie : elle faisait partie intégrante de l’Armée

– La police nationale : alors appelée »La Direction générale de la Sûreté » était placée sous l’autorité du Ministère de l’intérieur

– La garde nationale : elle est en charge du maintien de l’ordre dans les zones y compris nomadiques.

En raison de la faiblesse des effectifs et des moyens propres aux forces de défense et de sécurité étatiques, des forces civiles auxiliaires furent créées par les autorités politiques :

– La milice : créée en 1959, affiliée non pas à l’Etat mais au parti, elle disposait d’antennes au sein de chaque sous-section et comité de celui-ci. Elle comprenait la milice secrète et la milice populaire. La milice secrète avait pour tâche de veiller sur la santé du parti en détectant toute tentative de dégradation de l’option du parti et toute velléité de subversion à l’intérieur du pays. Quant à la milice populaire, elle avait pour mission de contribuer à la sécurité et à la défense du patrimoine national.

Son activité n’était pas seulement militaire, mais s’étendait aussi à d’autres domaines : Création et renforcement des brigades frontalières et des centres agricoles, développement des régions stratégiques désertiques, enseignement des valeurs traditionnelles à la jeune génération.

– La brigade de vigilance : organisation regroupant des jeunes également affiliée au parti, elle fut créée en novembre 1962.

Les brigadiers de vigilance étaient des jeunes cadres volontaires du parti remplissant toutes les conditions de moralité sociale, politique et d’aptitude physique. Ils étaient censés maintenir l’ordre dans toutes les zones publiques (rues, stades, places publiques etc.) et intervenaient en collaboration avec les syndicats et les forces de défense et de sécurité de l’Etat (Police, Armée, Gendarmerie).

Les miliciens et les brigadiers de vigilance sont des bénévoles dont les actions visent à renforcer le système de sécurité du pays.

– Le service civique rural : créé en 1960, il dispensait un entrainement militaire à la jeunesse rurale.

Ces institutions ont constitué l’ossature du dispositif qui a permis la stabilité sécuritaire du Mali de la première République. Ce dispositif était efficacement dissuasif à tout point de vue.

Kidal sous la première République Kidal, épicentre de la crise du Nord.

Le 29 septembre 1966, le président Modibo Kéita s’est rendu à Kidal, après la visite de 1963.

Sous l’administration coloniale, Kidal était érigé en un poste pénitencier où ne devaient servir que les fonctionnaires »indésirables ».

Le Président Modibo Keïta a inscrit sa visite dans le cadre, je cite » de la volonté irréductible et inébranlable de la République du Mali de maintenir l’intégrité territoriale et d’assurer à tous les niveaux et dans tous les secteurs l’ordre et la discipline » L’Essor du 5 octobre 1966, commentant cette visite, écrit que la détermination des Maliens à conserver Kidal dans le giron de la République ne date pas d’aujourd’hui.

Modibo Kéïta, au cours de cette visite, soulignait avec force : » Kidal est une des villes les plus chères aux responsables maliens «

Il évoquera, par ailleurs, les réalisations qui ont permis de transformer la ville de Kidal.

Ces réalisations étaient, entre autres, la maternité, le centre d’accueil, la maison des jeunes, l’école fondamentale, la permanence du parti, le camp militaire, la compagnie sahélienne motorisée, la palmeraie, les champs d’expérimentation de pommes de terre, d’arachide, de mil, de maïs,de canne à sucre et même d’asperge.

Le Président Modibo Kéïta a rendu hommage aux artisans de cette transformation ; des fonctionnaires, des militaires et les militants du parti. Il a salué l’engagement des soldats qui ont montré qu’ils savaient, je le cite » manier le fusil quand il le faut, la daba ou la pioche quand c’est nécessaire «

Le Président a rencontré aussi les chefs de tribus et de fractions. Ces responsables ont exprimé leur attachement au pays et salué les changements qualitatifs en cours dans le cercle.

Il a insisté sur le maintien et renforcement de l’esprit d’équipe des cadres et militants de Kidal.

Toutes ces actions s’inscrivaient dans la politique de renforcement de l’intégrité territoriale et de consolidation de la souveraineté nationale du Mali, après la tentative de sécession à Kidal en 1963.

L’abandon progressif de cette politique, suite au coup d’Etat du 19 novembre 1968, a permis la résurgence de la rébellion en 1990 avec toutes les conséquences que nous connaissons aujourd’hui.

TEKETE Daouda Journaliste

Source: l’Indépendant

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