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Nelson Mandela : Ses lettres de prison

Paris Match mandela

En avril 1994, quatre ans après sa sortie de prison, il est élu président d’Afrique du Sud. Ici, quelques jours avant, parmi ses supporters de l’ANC à Durban.Per-Anders Pettersson / Corbis via Getty Images

Avant de devenir le premier président noir d’Afrique du Sud, Nelson Mandela, activiste anti-apartheid, a été emprisonné vingt-sept ans, de 1962 à 1990 dans des conditions abominables. A travers ses centaines de lettres écrites derrière les barreaux, à sa femme, à ses enfants, aux autorités, on saisit la dimension du personnage plein de bienveillance et, même, d’ironie. Un monument. Extraits exclusifs.

C’est un livre de 752 pages qui a demandé dix ans de recherches. Plus encore que son autobiographie (« Un long chemin vers la liberté »), ces lettres racontent une résistance hors normes. Mandela a sacrifié sa vie à son combat. Pendant ses dix premières années en prison, cet homme pacifique à la maîtrise exemplaire n’a – contrairement aux autres prisonniers – jamais vu ses conditions améliorées. Il a vécu dans le froid glacial et la chaleur étouffante, la saleté et la frugalité. Et les humiliations. Il a dû creuser des tranchées de 1,80 mètre, y descendre sur ordre des geôliers avant que ceux-ci ne lui urinent dessus. Il a été privé de ses attaches affectives, le pire pour lui : il n’avait droit qu’à une lettre à (et de) sa famille proche chaque six mois, à un visiteur chaque six mois, et aucun de ses enfants avant 16 ans !

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Au bout de dix ans, il a pu commencer à écrire et recevoir six lettres par mois ! Ajoutez une censure imprévisible. Il n’a jamais su quand et pourquoi certaines lettres n’ont pas été envoyées. Alors il les recopiait toutes afin, si elles n’arrivaient pas, de pouvoir les refaire. Il est déchiré d’apprendre que sa fille n’avait pas reçu ses tendres vœux d’anniversaire. « Ils cherchent à me frustrer, me démoraliser, pour m’amener au désespoir et me briser », disait-il à ses avocats, lucide. Lui-même étant avocat, cet homme généreux a englobé dans sa propre défense – via des lettres aux autorités – celle de ses codétenus politiques. Avec un père, puis une mère – Winnie – en prison, les enfants étaient comme orphelins, et Mandela, meurtri. Si deux de ses filles ont plutôt bien réussi, ses fils ont eu moins de discipline. L’un d’eux est mort très jeune. Peu avant, Nelson avait déjà perdu sa mère. Evidemment, le prisonnier n’a pas été autorisé à assister aux funérailles. Ce fut son chagrin le plus intense.

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Pourtant, Mandela n’a jamais rien lâché. Il y avait ses objectifs politiques. Et le respect. En mai 1963, à son arrivée à la prison de Robben Island, les gardiens fouillent ses vêtements et les jettent sur le sol humide. Mandela s’en plaint. Un gardien lui fonce dessus, agressif. Mandela raconte : « Alors je lui ai dit : “Si tu me touches, je te traîne devant la haute cour, et quand j’en aurai fini avec toi, tu seras aussi pauvre qu’une souris de sacristie.” Il s’est arrêté. Il avait peur. Pas moi. Pas parce que j’étais courageux mais il fallait fixer une limite. » Un résumé du bonhomme.

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« Les lettres de prison de Nelson Mandela », 752 pages, éd. Robert Laffont.

Mars 1967 : Il a 48 ans et une insuffisance respiratoire

A l’attention de M. Brown

Chers messieurs,

Je suis paresseux, insouciant et négligent dans mon travail, et mon procès a été fixé au 4 avril 1967. Aussi, je serais heureux que M. Brown me représente. Pour ma défense, je dirai que je souffre d’hypertension et que je suis sous traitement depuis le 14 juin 1964 dans cette prison, et que, dans ces circonstances, travailler avec une pioche et une pelle, ce que je fais dans la carrière de chaux, est extrêmement dangereux pour ma santé. Je propose qu’on fasse appel à un témoin, un médecin du Cap, le docteur Kaplan, qui m’a examiné dans son cabinet le 15 avril 1966. J’en ai parlé au fonctionnaire qui m’a donné les tarifs et je lui ai dit que je n’avais pas l’argent nécessaire pour payer la consultation. J’ai demandé que les services de la prison prennent ces frais en charge. Ma demande a été rejetée et j’ai envisagé la possibilité de faire appel d’urgence à la Cour suprême afin qu’elle donne l’ordre aux services de la prison de régler ces frais. […] Le médecin de la prison, qui m’a toujours traité avec considération, prend ma tension régulièrement et me donne un traitement pour le coeur et pour mes pieds enflés, mais il ne sera évidemment pas en position de fournir la preuve de mon examen par le médecin le 15 avril car ce ne serait que par ouï-dire.

Octobre 1968: Sa mère meurt loin de lui

A son neveu, un chef thembu

Fils bien-aimé,

Mon beau-frère, Timothy Mbuzo, m’a rendu visite il y a quelques jours et m’a dit que tu avais assisté à l’enterrement de ma mère. Ta présence au cimetière, malgré tes nombreuses occupations, me touche beaucoup et je voudrais que tu saches que je l’apprécie énormément.

J’ai vu ma mère pour la dernière fois le 9 septembre de l’an dernier. Après notre rencontre, j’ai pu l’observer, alors qu’elle se dirigeait vers le bateau qui la ramènerait sur le continent et l’idée que je ne la reverrais plus m’a traversé l’esprit. Ses visites m’ont toujours bouleversé et la nouvelle de sa mort m’a durement frappé. Je me suis brusquement senti seul et abandonné. Mais mes amis ici, dont la sympathie et l’affection ont toujours été pour moi une force, m’ont aidé à supporter ma douleur et m’ont redonné le moral.

Avril 1969 : Sa déclaration

A Winnie Mandela, son épouse

[…] Enfin une photo de famille, « quel chef-d’oeuvre ». Kgatho et ses soeurs sont incroyables et j’ai éprouvé une immense joie en voyant la photo de Maman. Ton petit portrait a presque créé une émeute. « Ayingo Nobandla Lo! » « N’est-ce pas sa jeune soeur ! » « Madiba est resté trop longtemps en prison, il ne connaît pas sa belle-soeur », on m’a lancé toutes ces remarques et d’autres de partout.

Ce portrait a soulevé en moi différents sentiments. Tu as l’air un peu triste, comme absente et souffrante, mais en même temps toujours adorable. La grande photo est une magnifique étude qui représente tout ce que j’aime en toi, la beauté ravageuse et le charme que dix années de vie conjugale et orageuse n’ont pas refroidis. Je soupçonne que tu voulais que cette photo m’envoie un message spécial qu’aucun mot ne pourra jamais exprimer. Sois sûre que je l’ai bien reçu. Tout ce que je veux dire, c’est que cette photo a réveillé en moi de tendres sentiments et atténué la saleté qui m’entoure. Elle a réveillé le désir que je ressens pour toi et pour notre douce et paisible maison. […] […] Etre l’objet de ton amour et de ton affection m’a rendu humble. Souviens-toi que l’espoir est une arme formidable même quand tout le reste est perdu. […] Tu es dans mes pensées à chaque moment de ma vie. Rien ne t’arrivera, ma chérie. Tu te remettras et tu te relèveras.

Un million de baisers et des tonnes d’amour,

Dalibunga

1. « Ce n’est pas Nobandla ! » en isiXhosa.

Mars 1970: Déçu par ses fils

A Makgatho, son plus jeune fils

Mon cher Kgatho,

Ces derniers mois, j’ai beaucoup pensé à toi. Ta dernière visite date du 31 janvier, pourtant il me semble que je ne t’ai pas vu depuis dix ans, tu me manques. J’espère qu’il nous sera possible de nous revoir avant la fin de l’année pour parler seul à seul des questions familiales qu’on ne peut régler correctement par lettre.

La séparation forcée de la famille a toujours été une expérience tragique et douloureuse et au cours des sept dernières années de mon emprisonnement j’ai compris à quel point il peut être frustrant d’être absolument incapable de donner des conseils à ses enfants et de les aider dans le dédale de problèmes qu’ils rencontrent en grandissant.

En 1966, j’ai reçu des informations selon lesquelles le pauvre Thembi avait perdu tout intérêt aux études et qu’il préférait un emploi de chauffeur à une carrière universitaire. Début 1967, je lui ai écrit pour l’inciter à reprendre ses études. […] Je l’ai aussi mis en garde pour qu’il abandonne une conduite qui risque de le priver de la possibilité d’obtenir une carrière intéressante, sans laquelle il resterait toujours inférieur aux autres sur des questions de connaissance scientifique, condamné pour toujours au statut dégradant de personnage subalterne exploité par d’autres êtres humains. Tu m’as apporté un message de lui en octobre 1967, mais en réalité il n’a jamais suivi mes conseils. […] Si j’avais été à la maison en 1966, il n’aurait pas succombé à la tentation qui l’a conduit à abandonner ses études à un moment crucial de sa vie.

Le 28 juillet de l’an dernier, je t’ai écrit une longue lettre sur les importantes responsabilités qui sont tombées sur tes épaules depuis que Thembi n’est plus là. […] Le 25 octobre, tu m’as informé que tu avais passé tes examens supplémentaires et tu m’as indiqué en même temps que tu avais renouvelé ton inscription à Fort Hare. […]

On m’apprend maintenant que tu n’es jamais allé à Fort Hare et que tu ne t’es pas non plus inscrit à l’Unisa. […] Bien sûr, j’ai totalement confiance en toi Kgatho et je ne tirerai aucune conclusion dans un sens ou dans un autre tant que tu ne m’auras pas donné d’explication.

Cependant, je suis convaincu que la cause première de tes problèmes est mon absence et que dans ma situation présente je n’ai pas la possibilité de rester en contact étroit avec toi et tes difficultés actuelles. Peut-être que si nous étions ensemble mes conseils et mon exemple auraient sauvé deux ans de ta vie que tu as déjà gâchés.

[…]

Mes tendres pensées et mon amour pour vous tous.

Affectueusement,

Tata

Mai 1970 : Bonne en classe… malgré l’absence

A Makaziwe Mandela, sa deuxième fille

Ma chérie,

J’ai été heureux d’apprendre par Kgatho que tu avais réussi ton examen et que tu continuais pour le bac.

Les progrès que tu fais dans tes études montrent que tu as du talent et de l’enthousiasme, tu es capable d’obtenir les plus hautes qualifications et de remporter les meilleurs prix à condition bien sûr que tu travailles dur et régulièrement du début du trimestre aux examens. […] Je sais trop bien qu’en Afrique du Sud, ce n’est pas toujours facile pour une enfant africaine d’étudier quand on est externe.

La plupart des familles africaines vivent dans la pauvreté, dans une petite maison surpeuplée, sans l’espace privé dont a besoin une étudiante pour se concentrer sur ses études, et elles ne peuvent pas non plus employer de domestiques pour faire le ménage, la cuisine et la vaisselle. Toutes ces tâches retombent sur les épaules de l’enfant et le soir elle est trop fatiguée quand vient l’heure de faire ses devoirs.

[…] Kgatho t’aurait assurément été d’une grande aide si vous viviez ensemble. J’y ajouterais mon petit plus si j’étais libre. […] Je pense que tu aurais fait beaucoup mieux si tu avais été en internat. Tu as réussi et je t’envoie mes plus sincères félicitations.

Dans ta lettre non datée que j’ai reçue le 15 novembre de l’an dernier, tu me dis que tu ne veux plus être scientifique parce que tu n’auras pas les moyens financiers pour continuer dans cette profession. Nous en parlerons plus longuement quand tu me rendras visite en juin et je te ferai des suggestions précises. […] Rappelle-toi qu’avec un père condamné à la prison à vie, toi et Kgatho vous êtes comme des orphelins. Pour vous deux l’éducation est plus qu’une question de statut. C’est une question de vie et de mort. […]

J’ai appris que Maman Winnie est en prison et je suis d’accord avec toi : il va se passer beaucoup de temps avant qu’on la libère. […]

Aujourd’hui, c’est le 1er mai, ton anniversaire. Chance et fortune et plus encore, ma chérie. J’espère que tu recevras la carte d’anniversaire que je t’ai envoyée le mois dernier.

Avec mon affection,

Tata

Février 1975 : Tirer profit de la prison

A Winnie

[…] Incidemment, on peut découvrir que la cellule est un endroit idéal pour se connaître, pour rechercher de façon réaliste et régulière le fonctionnement de son esprit et de ses sentiments. A juger nos progrès en tant qu’individus, nous avons tendance à nous concentrer sur des facteurs externes tels que la position sociale, l’influence et la popularité, la richesse et le niveau d’études. Evidemment, ce sont des choses importantes. […] Honnêteté, sincérité, simplicité, humilité, pure générosité, absence de vanité et disponibilité à aider les autres – ces qualités qui sont à la portée de tous – sont les fondements de la vie spirituelle. […]

En tout cas, si elle ne sert à rien d’autre, la cellule donne l’opportunité d’observer chaque jour sa conduite, de surmonter le négatif et de développer ce qui est positif en soi. Une méditation régulière, disons quinze minutes par jour avant d’aller dormir, peut être féconde. Au début, trouver les éléments négatifs de sa vie peut sembler difficile, mais à la dixième tentative la récompense est souvent excellente. Ne jamais oublier qu’un saint est un pécheur qui ne cesse de se réformer. […]

Janvier 1981 : Réchauffé par le souvenir de sa petite dernière

A Zindzi Mandela, sa plus jeune fille

Ma chérie,

[…] Au cours de cette année tu es venue me voir six fois et j’ai reçu neuf lettres de toi, chacune pleine d’amour et de bons souhaits. En plus des télégrammes, j’ai aussi reçu de toi des cartes d’anniversaire et de Noël. Tout cela m’a permis de chasser les rides de l’âge, de rendre mes membres plus souples et de faire circuler mon sang régulièrement.

Je me souviens encore quand je t’ai vue les 20 et 21 octobre, comme tu étais belle en pantalon et le tissu de tes vêtements semblait réclamer notre attention, exigeant qu’on note que « cette jeune fille de l’autre côté de la séparation est Mantu 1 ». J’ai gardé en mémoire le choc de ta visite du 23 décembre 2. C’était un geste plein de signification pour une jeune dame de passer son 19e anniversaire en traversant et retraversant les eaux polluées de l’Atlantique. Tes visites ont apaisé la nostalgie que je ressentais brusquement quand je pensais comment toi et moi nous jouions à la maison et dans les autres repaires où je vivais. Comme d’habitude tu m’as laissé d’une humeur merveilleuse. Je n’oublierai jamais le souvenir de cette visite.

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