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Cannes: «Mektoub», la philosophie des fesses d’Abdellatif Kechiche

Avec « Mektoub, my love : intermezzo », présenté au Festival de Cannes sans titre affiché et sans générique, Abdellatif Kechiche est à nouveau en lice pour la Palme d’or. Le film « n’est pas fini », a précisé son attaché de presse à RFI. Raccourci en dernière minute de quatre heures à trois heures et trente minutes pour la séance de gala après la montée des marches, l’œuvre reste donc par définition insaisissable, car sans début ni fin. Malgré tout, l’élément le plus déroutant reste le film : au centre d’« Intermezzo » trônent et tremblent en majesté pendant toute la durée les fesses des actrices. Du jamais vu.

Abdellatif Kechiche est revenu au Festival de Cannes avec un film sulfureux. Souvent très clivant, son approche a été couronnée par la Palme d’or pour La vie d’Adèle. Le choc charnel de l’édition 2013 nous offrait, entre autres, une des plus longues scènes de sexe entre deux femmes dans l’histoire du cinéma d’auteur. Six années plus tard, Kechiche reste fidèle à lui-même, avec des scènes de sexe très crues dans Mektoub, my love : intermezzo. Pour faire ressurgir le destin (« mektoub » en arabe) de quatre jeunes femmes, le réalisateur franco-tunisien fait vibrer les fesses de ses protagonistes pendant trois heures et demie.

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Caprice ou choix pertinent ?

« Regarde-moi. » « Fais la belle. » « Mets-toi de dos. » On est à Sète, au bord de la mer, les cheveux de la jeune femme flottent au vent. Elle se laisse volontiers diriger par la voix calme et concentrée du jeune photographe. Le clic de l’appareil photo argentique trahit qu’on est au début des années 1990. Peu à peu, l’image descend de la tête vers le bas. On découvre donc une fille très belle et totalement nue. Le glissement s’arrête aux fesses. Et pratiquement pendant tout le film, on restera au niveau du postérieur. Du jamais vu au Festival de Cannes.

Montrer (ou infliger, cela dépend de l’impression du spectateur) pendant trois heures et demie des images de fesses qui bronzent, qui bougent, qui tremblent, qui jouissent… pour beaucoup, c’est un caprice, une manie ou le signe d’un fétichisme. Mais, une fois réflexion faite, ce choix n’est pas si anodin quand on sait que le grand muscle fessier représente la masse musculaire la plus volumineuse et la plus puissante de notre corps. C’est lui qui nous permet de nous maintenir debout et de marcher, bref de résister et d’agir. Le défi lancé par un réalisateur de se concentrer visuellement et esthétiquement aux deux masses charnues situées à la partie postérieure du bassin de quatre très jolies et séduisantes demoiselles est donc à la fois un choix loufoque et pertinent.

Contempler sans filtre la joie de vivre

D’autant plus qu’Abdellatif Kechiche commence là où il est attendu. Mektoub, my love : intermezzo est la suite de Mektoub, my love : canto uno. On retrouve alors la bande de jeunes avec le dragueur Tony, sa meilleure amie Ophélie et Amin, aussi beau que timide. La première heure du film permet de contempler sans filtre la joie de vivre et une certaine innocencence des jeunes filles. Leur pique-nique à la plage est filmé en cadre serré digne d’un grand maître de la peinture ancienne et surtout avec plein d’empathie. On ne regarde pas les jeunes discuter sur tout et n’importe quoi, on y est réellement. Kechiche nous donne le sentiment de faire partie de cette bande, comme Marie, 18 ans, Parisienne en vacances qui vient de se laisser embarquer par Tony.

L’apparente banalité des échanges domine largement le récit, mais ce dernier est rythmé par des révélations aussi rares qu’existentielles. Par exemple, quand Ophélie, garçon manqué de ses parents fermiers, raconte que son futur mari fait partie d’une unité spéciale de l’armée française, actuellement en mission en Irak, après le Rwanda. Leur mariage est prévu dans trois semaines, mais elle est enceinte, d’un autre…

Le piège tendu des fesses

Dans son Intermezzo, Abdellatif Kechiche exalte les corps et capte les désirs, d’abord à la plage, ensuite pendant plus que deux heures en boîte de nuit. Là aussi, il y va crescendo : de l’envie sentimentale en passant par l’ivresse des corps, jusqu’à la délivrance de « la conscience de l’inconscience ».

Pendant trois heures et demie, la caméra s’acharne sur les deux masses charnues situées à la partie postérieure du bassin de ses actrices, choisies comme d’habitude avec beaucoup de soin pour leur côté incroyablement expressif et naturel. Le piège tendu par Kechiche au spectateur est de se fixer sur les fesses qui bougent, en bikini, mini-short ou totalement nues.

Ainsi, on risque d’oublier une petite scène au début du film. On y contemple Anne, seule sur la plage. Allongée sur sa serviette, elle lit un petit recueil de récits philosophiques dont le célèbre mythe de la caverne de Platon. Selon le philosophe grec, l’homme n’est pas capable de voir la réalité. Comme un prisonnier enchaîné dans une caverne, il doit se contenter d’interpréter les ombres projetées par la lumière de l’extérieur sur le mur de la paroi du fond.

Le destin, un choix de vie

Dans Mektoub, le mur de la paroi du fond est naturellement le grand écran. Le cinéma se transforme en allégorie d’ombres projetées. Quant aux jeunes femmes et hommes du film, Kechiche s’interroge, à quel point ils se retrouvent enchaînés ou prisonniers de leurs envies et leurs pulsions et dans quelle mesure ils peuvent eux-mêmes décider de leur futur ou leur destin.

La mise en scène à outrance de fesses renvoie au fait qu’il s’agit de la partie du corps souvent considérée comme la moins noble et habituellement regardée avec moins d’indulgence, sans nier sa capacité d’attirance sexuelle. Caché dans une véritable « forêt » de fesses, Kechiche déploie à travers quelques intermèdes tout un discours philosophique.

Quand Camélia (Hafsia Herzi) discute avec une amie lesbienne leurs préférences pour les différentes formes de fesses, elles débattent en même temps de leur choix de vie. Son amie, attirée par des femmes, n’envisage par exemple pas de se mettre en couple avec une femme, parce que « pour pouvoir fonder une famille, j’ai besoin d’un homme ». La scène restitue une certaine ambiance du début des années 1990 et permet de mesurer le chemin parcouru depuis, avec le Pacs et le mariage pour tous, sans parler des couples homosexuels ayant eu recours à la GPA ou le débat d’ouvrir la PMA (procréation médicalement assistée) à toutes les femmes.

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« Prenez-le maintenant ou partez »

La bande-son étourdissante de la discothèque s’interprète comme le reflet d’une époque d’insouciance en train de disparaître. Les retombées des guerres au Rwanda et en Irak apparaissent à l’horizon, le mariage prévu d’Ophélie est troublé par un avortement annoncé, l’aversion de Marie pour le métier de son père travaillant dans les finances annonce en quelque sorte l’avènement de la crise de la finance mondiale. En revanche, malgré les images luxurieuses entre visions des fesses et pole dance, c’est finalement les femmes qui décident dans le film : les hommes proposent, les femmes disposent.

En attendant, tout le monde veut profiter de la vie et danser sur Voulez-vous d’Abba et son refrain mythique : Take it now or leave it (« Prenez-le maintenant ou partez »). Les baisers volent de l’un à l’autre, on échange et on se partage le plaisir sensuel dans une grande générosité, parfois à deux, parfois à trois. Et pour les envies pressantes, on se donne rendez-vous aux toilettes. Cela donne un plan séquence extrêmement cru d’une quinzaine de minutes pour honorer le libertinage et la force de jouissance avant le mariage…

Dans Mektoub, my love : intermezzo, Abdellatif Kechiche fait vibrer pendant trois heures l’énergie vitale et les rêves cachés de ses protagonistes à travers leurs postérieurs. Avec sa folie cinématographique, il met encore une fois les actrices et les spectateurs à rude épreuve.

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