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Noam Chomsky : « Un renforcement de l’OTAN amènera tout sauf la paix en Ukraine »

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Il est de plus en plus évident qu’il s’agit désormais d’une guerre États-Unis/OTAN-Russie via l’Ukraine, affirme Noam Chomsky.

La guerre en Ukraine dure depuis presque un an, et on voit nullement poindre la fin des combats, des souffrances et des destructions. En fait, la prochaine phase de la guerre pourrait se transformer en bain de sang et durer des années, alors que les États-Unis et l’Allemagne acceptent de fournir à l’Ukraine des chars de combat, et que Volodymyr Zelenskyy exhorte l’Occident à envoyer des missiles à longue portée et des avions de chasse.

Il devient de plus en plus évident qu’il s’agit désormais d’une guerre États-Unis/OTAN-Russie, affirme Noam Chomsky dans l’interview en exclusivité pourTruthout qui suit, en fustigeant l’idée que, à la lumière de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il faudrait renforcer l’OTAN plutôt que d’arriver à un règlement négocié du conflit. « Ceux qui appellent à un renforcement de l’OTAN devraient peut-être réfléchir à ce que l’OTAN est en train de faire, et aussi à la description que l’alliance donne d’elle-même », dit Chomsky, qui met en garde contre « la menace croissante de la montée en puissance de l’escalade vers une guerre nucléaire. »

Noam Chomsky est professeur émérite du département de linguistique et de philosophie du MIT, professeur lauréat de linguistique [Le titre de professeur lauréat est décerné aux universitaires les plus éminents en reconnaissance de leurs réalisations et de leur contribution exceptionnelle à leur domaine d’études et à leur université, NdT] et titulaire de la chaire Agnese Nelms Haury du programme sur l’environnement et la justice sociale de l’université d’Arizona. Il est l’un des chercheurs les plus fréquemment cités dans le monde et un intellectuel reconnu considéré par des millions de personnes comme un trésor national et international, Chomsky a publié plus de 150 ouvrages sur la linguistique, la pensée politique et sociale, l’économie politique, l’étude des médias, la politique étrangère des États-Unis et les affaires mondiales. Ses derniers livres sont The Secrets of Words (avec Andrea Moro ; MIT Press, 2022) (Le mystère des mots, non traduit) ; The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of US Power (avec Vijay Prashad (Le repli : Irak, Libye, Afghanistan, et la fragilité de la puissance américaine, non traduit ); The New Press, 2022) ; et The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic and the Urgent Need for Social Change (avec C. J. Polychroniou ; Haymarket Books, 2021) (Le Précipice : néolibéralisme, pandémie et urgence d’un changement social, non traduit).

C. J. Polychroniou : La guerre en Ukraine approche de son premier anniversaire et non seulement la fin des combats n’est pas en vue, mais le flux d’armement qui va des États-Unis et de l’Allemagne vers l’Ukraine augmente. On se demande vraiment ce qui est prévu à l’ordre du jour de l’OTAN et des États-Unis. Exhorter les militaires ukrainiens à riposter en frappant Moscou et d’autres villes russes ? Noam, quelle est par conséquent votre appréciation des derniers développements dans le conflit Russie-Ukraine ?

Noam Chomsky : Déjà, il serait utile que nous commencions par nous demander ce qui ne figure pas à l’ordre du jour de l’OTAN et des États-Unis. La réponse à cette question est simple : les efforts pour mettre fin aux horreurs avant qu’elles ne deviennent bien pires. « Bien pire », cela commence par la destruction grandissante de l’Ukraine, elle est assez terrible, même si elle est loin d’atteindre l’ampleur de l’invasion de l’Irak par les États-Unis et le Royaume-Uni ou, bien sûr, de celle de la destruction de l’Indochine par les États-Unis, qui constitue une catégorie à part dans l’ère post-Seconde Guerre mondiale. Cette liste est loin d’être exhaustive. Pour prendre quelques exemples un peu moindres, en février 2023, l’ONU estime à environ 7 000 le nombre de morts civils en Ukraine. C’est sûrement une grave sous-estimation. Si nous triplons ce nombre, nous atteignons le nombre probable des morts qui ont été causés en 1982 par l’invasion israélienne du Liban soutenue par les États-Unis. Si nous le multiplions par 30, nous atteignons le bilan des massacres infligés par Ronald Reagan en Amérique centrale, une des aventures mineures de Washington. Et on peut continuer.

Mais c’est là un exercice vain, en fait c’est même un exercice indigne de la doctrine occidentale. Comment ose-t-on évoquer les crimes occidentaux alors que la tâche officielle est de dénoncer la Russie comme étant le seul pays à commettre des horreurs ! De plus, pour chacun de nos crimes, des excuses élaborées sont immédiatement prêtes. Elles sont rapidement mises à mal en cas d’enquête, comme cela a été démontré dans les moindres détails. Toutefois, tout cela est hors de propos dans le cadre d’un système doctrinal qui fonctionne bien et dans lequel « les idées non autorisées peuvent être réduites au silence et les faits gênants passés sous silence, sans qu’il soit nécessaire de les interdire officiellement », pour reprendre les termes de George Orwell décrivant la libre Angleterre dans son introduction (non publiée) à La Ferme des animaux.

Mais « bien pire » va bien au-delà du triste bilan de l’Ukraine. Il inclut ceux qui risquent de mourir de faim en raison de la baisse de production céréalière et de celle des engrais en provenance de la riche région de la mer Noire ; la menace croissante d’une escalade vers la guerre nucléaire (ce qui veut dire une guerre terminale) ; et, ce qui est sans doute le pire de tout, le brusque retour en arrière dans les efforts pourtant modestes consentis pour conjurer la catastrophe imminente due au réchauffement planétaire, laquelle ne saurait être remise en question.

Malheureusement, la nécessité se fait sentir. Nous ne pouvons pas ignorer l’euphorie de l’industrie des combustibles fossiles face à la montée en flèche des profits et aux perspectives alléchantes de décennies supplémentaires de destruction de la vie humaine sur Terre, alors qu’elle renonce à son faible niveau d’engagement en faveur des énergies renouvelables et que la rentabilité des combustibles fossiles explose.

Et nous ne pouvons pas non plus passer sous silence la capacité du système de propagande à chasser ces inquiétudes de l’esprit des victimes, de la population générale. Le dernier sondage Pew sur les attitudes des gens concernant les questions urgentes ne pose même pas la question concernant la guerre nucléaire. Le changement climatique arrive tout en fin de liste ; qui ne préoccupe que 13 % des Républicains.

Après tout, ce n’est que la question la plus importante qui se soit posée dans toute l’histoire de l’humanité, encore une idée impopulaire qui a été efficacement étouffée.

Or il se trouve que ce sondage a coïncidé avec la dernière mise à l’heure de l’horloge de l’apocalypse, avancée à 90 secondes avant minuit, un autre record, qui répond aux préoccupations habituelles : la guerre nucléaire et la destruction de l’environnement. Nous pouvons ajouter une troisième préoccupation : le mutisme qui entoure la prise de conscience que nos institutions nous précipitent vers la catastrophe.

Revenons à notre sujet présent : la manière dont la stratégie politique est pensée pour provoquer « bien pire » en intensifiant le conflit. Bien sûr, la raison officielle reste la même : affaiblir sévèrement la Russie. Les commentateurs libéraux, eux, avancent des raisons plus humaines : nous devons faire en sorte que l’Ukraine soit dans une position plus favorable pour les éventuelles négociations. Ou bien dans une position de faiblesse, une alternative qui n’entre pas en ligne de compte, même si elle n’est pas vraiment irréaliste.

Face à des raisonnements aussi percutants, nous devons nous concentrer sur l’envoi de chars américains et allemands, probablement bientôt d’avions à réaction, et sur une participation plus directe des États-Unis et de l’OTAN à la guerre.

Ce qui va vraisemblablement s’ensuivre n’est probablement pas un secret. La presse vient de rapporter que le Pentagone préconise un programme top secret visant à faire intervenir des « équipes de contrôle » en Ukraine pour surveiller les mouvements des troupes. Elle a également révélé que les États-Unis ont fourni des informations de visées afin de cibler toutes les frappes d’armes de pointe, « une pratique jusqu’ici non divulguée qui révèle de la part du Pentagone un rôle plus intense et plus actif sur le plan opérationnel dans la guerre ». À un moment donné, il pourrait y avoir des représailles russes, un nouvel échelon sur l’échelle de l’escalade.

Si elle continue sur sa lancée, la guerre finira par confirmer l’opinion d’une grande partie du monde non occidental selon laquelle il s’agit d’une guerre américano-russe livrée avec des corps ukrainiens – de plus en plus de cadavres. L’opinion, pour citer l’ambassadeur Chas Freeman, selon laquelle les États-Unis semblent se battre contre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien, réitérant la conclusion de Diego Cordovez et Selig Harrison selon laquelle, dans les années 1980, les États-Unis se battaient contre la Russie jusqu’au dernier Afghan.

La politique officielle visant à affaiblir gravement la Russie connaît de réels succès. Comme de nombreux commentateurs l’ont évoqué, pour une fraction de leur budget militaire colossal, les États-Unis, via l’Ukraine, dégradent considérablement la capacité militaire de leur seul adversaire dans cette arène, ce qui n’est pas un exploit négligeable. C’est une aubaine pour les principaux secteurs de l’économie américaine, y compris celui des combustibles fossiles et des industries militaires. Sur le plan géopolitique, cela résout – du moins pour un temps – ce qui a été et continue d’être une préoccupation majeure tout au long de l’ère post-Seconde Guerre mondiale : s’assurer que l’Europe reste sous le contrôle des États-Unis au sein du dispositif de l’OTAN au lieu d’adopter une ligne indépendante et de se rapprocher de son partenaire commercial de l’Est, riche en ressources naturelles.

C’est temporaire. Il n’est pas clair de savoir combien de temps le système industriel européen complexe reposant sur l’Allemagne sera prêt à faire face au déclin, voire à une certaine désindustrialisation, en se soumettant aux États-Unis et à leur laquais britannique.

Existe-t-il le moindre espoir que des efforts diplomatiques permettront d’échapper à la trajectoire continue vers le désastre pour l’Ukraine et au-delà ? Compte tenu du manque d’intérêt de Washington, il y a peu d’enquêtes dans les médias, mais suffisamment d’informations ont cependant filtré de sources ukrainiennes, américaines et autres pour qu’il soit assez clair qu’il y a eu des tentatives, même assez récemment pas plus tard qu’en mars dernier. Nous les avons évoquées dans le passé et de nouveaux éléments de preuve, de qualité inégale, continuent d’affluer.

Reste-t-il des possibilités de diplomatie ? Alors que les combats se poursuivent, on peut s’attendre à une radicalisation des revendications. Pour l’instant, les prises de position ukrainiennes et russes semblent irréconciliables. Cette situation n’est pas nouvelle sur la scène internationale. Il s’est souvent avéré que « les pourparlers de paix sont possibles s’il existe une volonté politique de s’y engager », ce qui est le cas actuellement, selon deux analystes finlandais. Ils décrivent ensuite les mesures qui peuvent être prises pour favoriser le processus de compromis. Ils soulignent à juste titre que la volonté politique existe dans certains cercles : parmi ceux-ci, le Président de l’état-major interarmées et des figures de premier plan du Conseil des relations extérieures. Jusqu’à présent, cependant, dénigrement et diabolisation constituent la méthode préférée pour éviter une telle déviance de l’engagement vers « bien pire », souvent accompagné d’une rhétorique exaltée sur la lutte cosmique entre les forces de la Lumière et celles des Ténèbres.

Cette rhétorique n’est que trop familière à ceux qui ont prêté attention aux exploits des États-Unis dans le monde. Nous pouvons, par exemple, nous souvenir de l’appel de Richard Nixon au peuple américain pour qu’il se joigne à lui pour pulvériser le Cambodge : « Si, lorsque les jeux sont faits, la nation la plus puissante du monde, les États-Unis d’Amérique, se comporte comme un géant pitoyable et impuissant, alors les forces du totalitarisme et de l’anarchie menaceront les nations libres et les institutions libres dans le monde entier. »

Une rengaine permanente.

L’invasion de l’Ukraine par Poutine est clairement dans une impasse, mais comme c’est le cas dans toute guerre, la malhonnêteté, la propagande et les mensonges fusent de toutes parts, que ce soit de droite ou de gauche. Parfois, la logique de certains commentateurs est carrément délirante et, malheureusement, on la fait passer pour une analyse digne d’être publiée dans les pages d’opinion des grands médias mondiaux. « La Russie doit perdre cette guerre et procéder à sa propre démilitarisation », affirment les auteurs d’un article récent paru dans Project Syndicate. Ils affirment en outre que l’Occident ne souhaite pas voir la Russie être vaincue. Et ils vous citent comme l’un de ceux qui sont assez naïfs pour croire à l’idée que l’Occident est responsable d’avoir créé les conditions qui ont provoqué l’attaque de la Russie contre l’Ukraine. Que pensez-vous de cette « analyse » de la guerre en cours en Ukraine, qui, je le suppose, est largement partagée non seulement par les Ukrainiens, mais aussi par nombre d’autres gens en Europe de l’Est et dans les États baltes, sans parler des États-Unis ?

Pas la peine de perdre du temps avec la « folie furieuse » – qui, dans cette hypothèse, appelle également à la dévastation de l’Ukraine et à de sérieux dommages bien au-delà.

Mais ce n’est pas non plus complètement fou. Me concernant, ils ont raison, mais ils pourraient ajouter que je suis en bonne compagnie avec la quasi totalité des historiens et d’un large éventail d’intellectuels politiques de premier plan depuis les années 90, parmi lesquels des faucons notoires, ainsi qu’avec les membres de l’échelon supérieur du corps diplomatique qui connaissent la Russie, de George Kennan et Jack Matlock, ambassadeur de Reagan en Russie, à Robert Gates, faucon qui a été le secrétaire à la défense de Bush II, à l’actuel chef de la CIA, et avec une liste impressionnante d’autres personnalités. Cette liste comprend en fait toute personne cultivée et capable de se pencher sur les très précises archives historiques et diplomatiques avec un esprit ouvert.

Il est certainement pertinent de réfléchir avec sérieux à l’histoire des 30 dernières années, depuis que Bill Clinton a lancé une nouvelle guerre froide en violant la promesse ferme et sans ambiguïté des États-Unis à Mikhaïl Gorbatchev : « Nous comprenons la nécessité de donner des assurances aux pays de l’Est. Si nous conservons une présence dans une Allemagne qui ferait partie de l’OTAN, il n’y aura pour les Forces de l’OTAN aucune extension de la juridiction de l’OTAN, ne serait-ce d’un seul pouce vers l’Est. »

Ceux qui veulent faire fi de l’histoire sont libres de le faire, mais cela se fera au prix d’une totale incompréhension de qui se passe maintenant, et des perspectives pour empêcher un « bien pire ».

Un autre triste volet de la mentalité humaine lié au conflit russo-ukrainien est le degré de racisme manifesté par de nombreux commentateurs et décideurs du monde occidental. Oui, bien heureusement, les Ukrainiens fuyant leur pays ont été accueillis à bras ouverts par les pays européens, ce qui n’est évidemment pas le traitement réservé à ceux qui fuient certaines régions d’Afrique et d’Asie (ou d’Amérique centrale dans le cas des États-Unis) en raison des persécutions, de l’instabilité politique et des conflits, ainsi que du désir d’échapper à la pauvreté. En fait, il est difficile de ne pas voir le racisme qui se cache derrière la pensée de ceux qui affirment qu’il ne faut pas comparer l’invasion de l’Irak par les États-Unis avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, car les deux événements sont d’un niveau différent. C’est, par exemple, la position adoptée par l’intellectuel polonais néolibéral Adam Michnik, qui, soit dit en passant, vous cite également comme l’un de ceux qui commettent le péché capital de ne pas faire de distingo entre les deux invasions ! Votre réaction à ce type d’« analyse intellectuelle » ?

Dès qu’on se trouve en dehors de la bulle auto-protectrice de l’Occident, le racisme est perçu en termes encore plus sombres, comme par exemple par l’éminent écrivain et activiste politique indien Arundhati Roy : « L’Ukraine n’est certainement pas perçue ici comme un pays dont la morale est claire. Lorsque des personnes à la peau brune ou noire sont bombardées ou que leur vie est bouleversée, cela n’a pas d’importance, mais lorsqu’il s’agit de blancs, tout est censé être différent. ».

Je voudrais revenir maintenant sur cette notion de « péché capital », qui est un des aspects les plus significatifs de la grande culture contemporaine en Occident, repris par les loyaux partisans ailleurs..

Nous devons toutefois reconnaître que l’Europe de l’Est est un cas un peu particulier. Pour des raisons que nous connaissons bien et qui sont évidentes, les élites d’Europe de l’Est ont tendance à être plus réceptives à la propagande américaine que la norme. C’est ce qui sert de justification lorsque Donald Rumsfeld fait la distinction entre l’ancienne et la nouvelle Europe. La vieille Europe, ce sont les méchants, ceux qui ont refusé de participer à l’invasion américaine de l’Irak, empêtrés dans des idées désuètes concernant le droit international et la simple morale. La nouvelle Europe, principalement les anciens satellites de la Russie, ce sont les gentils, ceux qui sont libérés de ce bagage.

Finalement, il existe même des intellectuels « de gauche » qui estiment que le monde actuel, à la lumière de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, a besoin d’une OTAN plus forte et qu’il ne devrait pas y avoir de règlement négocié du conflit. J’ai du mal à digérer l’idée que quelqu’un qui se réclame de la tradition de la gauche radicale puisse prôner l’expansion de l’OTAN et être favorable à la poursuite de la guerre, alors que pensez-vous de cette position de « gauche » particulièrement étrange ?

Pour une raison ou pour une autre, il ne me semble pas avoir entendu les appels de la gauche en faveur d’une renaissance du Pacte de Varsovie lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak et l’Afghanistan tout en attaquant la Serbie et la Libye – toujours sous de bons prétextes, bien sûr.

Ceux qui appellent à un renforcement de l’OTAN devraient peut-être réfléchir à ce que l’OTAN est en train de faire, et aussi à la description que l’alliance donne d’elle-même. Le dernier sommet de l’OTAN a étendu l’Atlantique Nord à l’Indo-Pacifique, c’est-à-dire au monde entier. Le rôle de l’OTAN est de participer au projet américain de planification d’une guerre avec la Chine, qui est déjà commencée sous la forme d’une guerre économique puisque les États-Unis se sont engagés (ainsi que par force leurs alliés) à entraver le développement économique de la Chine, avec des avancées vers une éventuelle confrontation militaire qui se profile à l’horizon. Encore une fois, une guerre terminale.

Nous avons déjà parlé de tout cela. Il y a de nouveaux développements alors que l’Europe, la Corée du Sud et le Japon étudient les moyens d’éviter le grave déclin économique qu’ils risquent si, se conformant aux ordres de Washington, ils s’abstiennent de fournir leurs technologies à la Chine, leur principal marché.

Il est également très intéressant de voir l’image de soi que l’OTAN se construit fièrement. Un exemple instructif nous est offert par la dernière acquisition de la marine américaine, le navire d’assaut amphibie USS Fallujah, nommé ainsi pour commémorer les deux attaques des Marines sur Fallujah en 2004, celles-ci comptant parmi les crimes les plus atroces de l’invasion américaine de l’Irak. Il est normal que les États impériaux ignorent ou cherchent à expliquer leurs crimes. Il est un peu plus inhabituel de les voir les mettre en lumière.

Les gens des autres pays et notamment les Irakiens ne trouvent pas forcément cela amusant. En commentant la mise en service de l’USS Fallujah, le journaliste irakien Nabil Salih décrit un terrain de football « connu sous le nom de cimetière des Martyrs. C’est là que les habitants de la ville autrefois assiégée [de Falloujah] ont enterré les femmes et les enfants massacrés lors des assauts répétés des États-Unis destinés à réprimer une rébellion qui faisait rage au cours des premières années d’occupation. En Irak, même les terrains de jeux sont désormais des lieux de deuil. La guerre a consisté à arroser Fallujah d’uranium appauvri et de phosphore ».

« Mais la sauvagerie des États-Unis ne s’est pas arrêtée là, » poursuit Salih :

Vingt ans plus tard et après un nombre incalculable de malformations congénitales, voilà que la marine américaine nomme l’un de ses navires de guerre USS Fallujah… C’est ainsi que l’empire américain poursuit sa guerre contre les Irakiens. Le nom de Fallujah, décoloré par le phosphore blanc qui a pénétré les ventres des mères pour encore des générations, est aussi un butin de guerre. « Dans des conditions extrêmes », lit-on dans une déclaration de l’empire américain expliquant la décision de donner le nom de Fallujah à un navire de guerre, « les Marines ont vaincu un ennemi déterminé qui bénéficiait de tous les atouts de la défense en zone urbaine. » Ce qui reste, c’est l’absence obsédante des membres de nos familles, les maisons bombardées jusqu’à disparaître et les photographies incinérées en même temps que les visages souriants. Au lieu de cela, les criminels de guerre impunis de Downing Street et de Washington nous ont légué un système mortellement corrompu de fraternité trans-sectaire unie dans les rapines.

Salih cite Walter Benjamin qui dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire écrit : « Celui qui est sorti victorieux participe aujourd’hui encore au cortège triomphal qui voit les dirigeants actuels piétiner ceux qui restent prostrés. »

« Par le biais de ce révisionnisme historique, conclut Salih, les États-Unis ont lancé un nouvel assaut contre nos morts. Benjamin nous avait prévenus : Même les morts ne seront pas à l’abri de l’ennemi s’il gagne. L’ennemi a gagné. »

Telle est la véritable image de l’OTAN, comme de nombreuses victimes peuvent en témoigner.

Mais que peuvent bien savoir les Irakiens, ou d’autres personnes dont la peau est brune ou noire comme la leur ? Pour savoir « La Vérité », on peut se tourner vers un écrivain polonais qui docilement répète la propagande américaine la plus grossière, faisant écho à nombre de ses homologues dans les rangs des commissaires politiques chez nous.

Soyons justes, cependant. Au moment du massacre, les médias américains ont effectivement rapporté ce qui se passait. Je ne peux faire mieux que de citer longuement la compilation accablante d’une grande partie de ces reportages que le journaliste australien John Menadue a publiée en 2018 :

Le 16 octobre 2004, le Washington Post a rapporté que « l’électricité et l’eau ont été coupées dans la ville au moment où une nouvelle vague de bombardements a commencé jeudi soir, une mesure que les forces américaines avaient également prise dans le cas du début des assauts sur Nadjaf et Samarra ». La Croix-Rouge et d’autres organismes d’aide se sont également vu refuser l’accès à la population civile alors que celle-ci avait besoin de l’aide humanitaire la plus élémentaire, à savoir de l’eau, de la nourriture et des fournitures médicales d’urgence.

Le 7 novembre, un article en première page du New York Times détaillait comment la campagne terrestre de la Coalition avait démarré par la prise du seul hôpital de Falloujah : « Les patients et les employés de l’hôpital ont été expulsés des chambres par des soldats armés et on leur a ordonné de s’asseoir ou de s’allonger sur le sol tandis que les troupes leur attachaient les mains dans le dos.» L’article révèle également le motif de l’attaque de l’hôpital : « L’offensive a également mis fin à ce que les officiers considèrent comme une arme de propagande pour les militants : l’hôpital général de Fallujah et son flux de décomptes concernant les pertes civiles. » Les deux cliniques médicales de la ville ont également été bombardées et détruites.

Dans un éditorial de novembre 2005 dénonçant l’utilisation du phosphore blanc, le New York Times le décrit ainsi : « Conditionné dans un obus d’artillerie, il explose au-dessus d’un champ de bataille dans un éclair blanc qui peut illuminer toutes les positions de l’ennemi. Il fait également pleuvoir des boules de produits chimiques enflammés, qui s’accrochent à tout ce qu’elles touchent et brûlent jusqu’à ce que leur ressource en oxygène soit tarie. Elles peuvent brûler à l’intérieur d’un corps humain pendant des heures. »

Début novembre 2004, alors que le New York Times rapportait que le principal hôpital de Falloujah avait été attaqué, le magazine Nation évoquait « des informations selon lesquelles les forces armées américaines ont tué des dizaines de patients dans une attaque contre un centre de santé de Falloujah et ont privé les civils de soins médicaux, de nourriture et d’eau ».

La BBC a rapporté le 11 novembre 2004 : « Privés d’eau et d’ électricité, nous nous sentons complètement coupés de tout le monde… Il y a des femmes et des enfants morts dans les rues. Les gens s’affaiblissent à cause de la faim. Beaucoup meurent de leurs blessures car il n’y a plus aucune aide médicale dans la ville ».

Le 14 novembre 2004, le Guardian a rapporté que « les conditions atroces dans lesquelles se trouvent ceux qui sont restés dans la ville commencent à se faire jour depuis 24 heures, alors qu’il devient évident que les affirmations de l’armée américaine concernant le ciblage précis des positions des insurgés étaient fausses… La ville est privée d’électricité et d’eau depuis des jours ».

Voilà c’est cela l’OTAN, pour tous ceux qui sont disposés à apprendre à connaître ce qu’est le monde.

Mais coupons court à ce déplorable je-m’en-foutisme. Les ordres venant d’en haut édictent qu’il est scandaleux de comparer l’assaut du nouvel Hitler sur l’Ukraine avec la mission de miséricorde malavisée mais anodine des États-Unis et du Royaume-Uni pour aider les Irakiens en chassant leur diabolique dictateur – dictateur que les États-Unis ont soutenu avec enthousiasme y compris dans ses pires crimes, mais cela n’est pas du ressort de la classe intellectuelle.

Une fois encore, cependant, nous devons nous montrer justes. Tout le monde n’est pas d’accord pour dire qu’il est inapproprié de soulever des questions concernant la mission américaine en Irak. Récemment, le refus de Harvard de nommer Kenneth Roth, directeur de Human Rights Watch, à un poste à la Kennedy School a fait couler beaucoup d’encre, et a été rapidement annulé en raison des protestations. Les qualifications de Roth ont été saluées. Il a même pris la position adverse lors d’un débat, modéré par la célèbre défenseuse des droits humains Samantha Power, qui portait sur la question de savoir si l’invasion de l’Irak pouvait être qualifiée d’intervention humanitaire. (Michael Ignatieff, directeur du Centre Carr pour les droits humains, soutenait pour sa part que c’était le cas.)

Quelle chance nous avons que dans les sommets de notre monde intellectuel, notre culture soit si libre et ouverte que nous pouvons même avoir un débat sur la question de savoir si cette aventure était un exercice de nature humanitaire.

Les esprits indisciplinés pourraient demander comment nous réagirions si un événement analogue avait lieu dans les murs de l’Université de Moscou.

Copyright © Truthout. Ne peut être réimprimé sans autorisation.

C.J. POLYCHRONIOU

C. J. Polychroniou est économiste politique/scientifique, auteur et journaliste. Il a enseigné et travaillé dans de nombreuses universités et centres de recherche en Europe et aux États-Unis. Actuellement, ses principaux intérêts de recherche portent sur l’intégration économique européenne, la mondialisation, le changement climatique, l’économie politique ainsi que la politique des États-Unis et la déconstruction du projet politico-économique du néolibéralisme. Il contribue régulièrement à Truthout et est membre du Public Intellectual Project de Truthout. Il a publié de nombreux livres et plus de 1000 articles qui sont parus dans nombre de revues, de magazines, de journaux et de sites d’information populaires. Plusieurs de ses publications ont été traduites en plusieurs langues étrangères, notamment en arabe, chinois, croate, espagnol, français, grec, italien, néerlandais, portugais, russe et turc. Ses derniers livres sont Optimism Over Despair : Noam Chomsky On Capitalism, Empire, and Social Change (2017) ; Climate Crisis and the Global Green New Deal : The Political Economy of Saving the Planet (avec Noam Chomsky et Robert Pollin comme principaux auteurs) ; The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic, and the Urgent Need for Radical Change, une anthologie d’entretiens avec Chomsky publiée à l’origine sur Truthout et rassemblée par Haymarket Books ( 2021) ; et Economics and the Left: Interviews with Progressive Economist (2021).

Source : Truthout, C.J. Polychroniou, Noam Chomsky
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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