ACTUALITÉSAfrique

Mort de Kwasi Wiredu, figure majeure de la philosophie africaine

Meguetan Infos

Spécialiste de logique, d’épistémologie et de philosophie analytique, le penseur ghanéen, théoricien de la « décolonisation conceptuelle », est décédé à l’âge de 90 ans.

« Kwasi Wiredu, l’un des plus importants philosophes africains, est mort à l’âge de 90 ans. » C’est par ces mots que le philosophe américano-ghanéen Kwame Anthony Appiah, professeur à l’université de New York, a annoncé sur Twitter, samedi 8 janvier, la disparition d’un homme qui a considérablement marqué la pensée africaine contemporaine des années 1970 aux années 2000.

Né à Kumasi en 1931, sous la colonisation britannique, Kwasi Wiredu, issu d’une famille modeste, commence ses études de philosophie à l’université du Ghana, avant de rejoindre Oxford, où il soutient en 1960 une thèse de doctorat consacrée à « la connaissance, la vérité et la raison ». Puis il enseigne pendant plus de vingt ans à l’université du Ghana, de 1961 à 1984, avant d’être recruté en 1987 par l’université de Floride du Sud, à Tampa, comme professeur émérite.
Engagé dans le débat sur la philosophie africaine des années 1970 aux côtés de Paulin Hountondji, Fabien Eboussi Boulaga, Henry Odera Oruka, Kwame Gyekye ou Segun Gbadegesin, Kwasi Wiredu est celui qui a le plus insisté sur la nécessité d’une « décolonisation conceptuelle » et « mentale ».

L’influence de la syntaxe sur la pensée
Spécialiste de logique, d’épistémologie et de philosophie analytique, l’auteur de Philosophy and an African Culture (1980) a cherché à appréhender, dans la lignée de Bertrand Russell, l’influence de la syntaxe des langues sur la pensée. Selon lui, les structures linguistiques « influencent » nos manières de concevoir le réel. Dès lors, pour un Africain qui s’exprime au lendemain des indépendances, penser et écrire en anglais ou en français, langues de l’ex-colonisateur, n’est pas neutre.

Loin de rejeter tout ce qui vient d’Occident, Kwasi Wiredu appelle à la vigilance afin de ne pas plaquer sur les réalités africaines des conceptions européennes. Ce qui l’intéresse, c’est, en traduisant dans sa langue maternelle akan les concepts et dualismes conceptuels qui traversent l’histoire de la philosophie – comme l’âme et le corps –, de distinguer ceux qui ont une portée universelle de ceux qui sont liés aux langues dans lesquelles ils sont exprimés. Les difficultés de traduction débusquent les « faux universels » et sont matière à philosopher.
 
A travers de nombreux articles et son ouvrage Cultural Universals and Particulars ; An African Perspective (1996), Kwasi Wiredu aura démontré, contre un préjugé colonial encore tenace à son époque, que les langues africaines peuvent être des langues philosophiques et qu’il peut être utile – quoique pas toujours nécessaire – d’« exploiter les schèmes conceptuels indigènes ». Soucieux de produire une pensée adaptée aux temps contemporains et à une Afrique en pleine mutation, Kwasi Wiredu se méfiait autant des héritages occidentaux que traditionnels africains et appelait à faire preuve d’esprit critique.

Concilier universalisme et relativisme
Avec son complice, le philosophe kényan Henry Odera Oruka (1944-1995), avec lequel il a régulièrement et longuement dialogué sur le statut de la philosophie, sur son caractère scientifique, sur ses pratiques traditionnelles africaines, sur des problèmes métaphysiques, de logique ou sur la vérité, Kwasi Wiredu a œuvré à élargir la manière de penser la pratique philosophique afin de ne plus la concevoir à l’aune de la seule philosophie héritée des Grecs.
Toute sa carrière, il a cherché à concilier universalisme et relativisme et à poser les conditions d’un dialogue interculturel en dégageant les universaux culturels qui fondent l’unité de l’humanité. Son éthique est profondément humaniste. Dans les années 1990, alors que l’Afrique subsaharienne s’ouvre au multipartisme, il conçoit les modalités africaines de la démocratie à travers l’acte délibératif. La « démocratie consensuelle » qu’il prône suppose qu’il ne saurait y avoir d’intérêts sociaux irréconciliables, mais un intérêt primordial partagé par tous. Là encore, il s’agit de trouver comment concilier l’un et le pluriel, de maintenir l’universel au-delà des différences reconnues et affirmées pour ce qu’elles sont.
Kwasi Wiredu a été de tous les grands débats philosophiques qui ont agité l’Afrique, anglophone comme francophone, durant la seconde moitié du XXe siècle. Et à travers les manuels ou ouvrages encyclopédiques qu’il a dirigés – dont l’inestimable A Companion to African Philosophy (2004) –, il a œuvré à valoriser toutes les philosophies du continent et à donner à la philosophie africaine toute son épaisseur, en intégrant à son corpus les héritages islamiques, éthiopiens, égyptiens, gréco-romains. Et de rappeler qu’Origène, Saint-Augustin ou Plotin, par exemple, qui sont habituellement rattachés à la philosophie de l’Antiquité européenne, sont africains. C’est que l’Afrique n’a jamais vécu en vase clos et a toujours été reliée au reste de l’humanité.

Séverine Kodjo-Grandvaux
lemonde.fr

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page
Open

X