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Au Sahel, l’amer bilan de dix ans de lutte antiterroriste

Les groupes jihadistes se sont enracinés localement, entraînant le Mali et le Burkina Faso dans de sanglants conflits intercommunautaires, et leur zone d’action ne cesse de s’étendre.

Depuis qu’Al-Qaeda a fait irruption dans l’immense région du Sahel, il y a un peu plus de dix ans, 50 Occidentaux ont été kidnappés. Dont 17 Français, parmi lesquels sept ont perdu la vie. Quatre ont été assassinés (Michel Germaneau, Philippe Verdon, les journalistes de RFI Ghislaine Dupont et Claude Verlon), l’un est mort en détention (Gilberto Rodrigues Leal), deux ont été tués au cours d’une tentative de récupération par l’armée française (Antoine de Léocour et Vincent Delory). Neuf ont retrouvé la liberté, dont Laurent Lassimouillas et Patrick Picque, exfiltrés dans la nuit de jeudi par un commando des forces spéciales. Une femme, enfin, reste captive : Sophie Pétronin, 73 ans, enlevée il y a deux ans et demi à Gao.

Depuis 2013, et l’intervention militaire ordonnée par François Hollande pour déloger les islamistes qui s’étaient emparés des villes du nord du Mali, plus de 4 000 soldats français sont déployés en permanence au Sahel, dans un théâtre d’opérations (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad) vaste comme l’Europe. A l’opération Barkhane se sont ajoutés les 12 000 Casques bleus de la Mission des Nations unies de stabilisation du Mali (Minusma). Un effort soutenu d’équipement, de formation et de restructuration des armées nationales a été entrepris. Enfin, porté à bout de bras par Emmanuel Macron, un dispositif militaire transnational, la force conjointe du G5 Sahel, censée agir dans les zones frontalières, a été mis sur pied.

Jamais pourtant le niveau de violence n’a été aussi élevé. La région à cheval entre le centre du Mali et le nord du Burkina Faso est aujourd’hui la plus préoccupante. Les groupes islamistes armés qui s’y sont implantés – le Front de libération du Macina côté malien, Ansarul Islam côté burkinabé – ont transformé la zone en terrain d’affrontements intercommunautaires. Dans le village d’Ogossagou (Mali), 150 civils peuls, dont des femmes, des enfants et des vieillards, ont été massacrés le 23 mars, soupçonnés de complicité avec les groupes islamistes armés qui recrutent majoritairement au sein de cette communauté. Quelques semaines plus tard, à Arbinda (Burkina Faso), plus de 60 personnes ont été tuées dans des actes de représailles consécutifs à une attaque jihadiste. Des deux côtés de la frontière, les exactions répondent aux exactions, des villages sont abandonnés, les armées nationales sont dépassées.

Branche officielle

A ce jihad local se superpose un jihad global, qui n’a jamais cessé de revendiquer des attentats ou des enlèvements. Il a même étendu largement sa zone d’action, toujours plus au sud, comme le montre l’enlèvement de Laurent Lassimouillas et Patrick Picque dans un parc forestier du Bénin, et, précédemment, les attentats de Ouagadougou (2016, 2017, 2018) ou Grand-Bassam (2016) en Côte-d’Ivoire. Ces sinistres «coups» médiatiques sont désormais revendiqués par le Groupe pour le soutien de l’islam et des musulmans (GSIM, plus connu par l’acronyme en arabe Jnim), une coalition de mouvements armés dirigée par le Touareg malien Iyad Ag Ghali.

Le Jnim, créé en 2017, s’est placé dans le giron d’Al-Qaeda en prêtant allégeance à l’Egyptien Ayman al-Zawahiri, successeur d’Oussama Ben Laden. Un autre groupe, actif à la frontière du Mali et du Niger, a obtenu le «label» de Daech et a été proclamé branche officielle de l’organisation syro-irakienne en étant renommé Etat islamique au grand Sahara (EIGS). «Les schémas du Moyen-Orient sont inopérants au Sahel, rappelle toutefois Antonin Tisseron, chercheur associé à l’Institut Thomas More. Dans la région, les groupes ne se font pas la guerre. Au contraire, ils ont des contacts, des échanges, sans qu’on connaisse clairement leur degré de coopération.»

Prédicateur peul

La cellule qui a kidnappé et transporté les deux touristes français n’a pas encore été identifiée par les autorités françaises. Mais elle se dirigeait vers le Mali, où les otages auraient dû être remis au Front de libération du Macina, l’une des composantes du Jnim. L’armée française avait annoncé que son chef, Amadou Koufa, avait été «probablement tué» en novembre, avant que le prédicateur peul ne réapparaisse dans une vidéo fin février. Le chef d’état-major des armées, le général François Lecointre, a indiqué que l’intervention des forces spéciales a précisément été déclenchée avant le «transfèrement des otages» : une fois passés aux mains de la katiba Macina, une opération de sauvetage aurait sans doute été «impossible».

«Le Front de libération du Macina n’a pas l’habitude de capturer des Occidentaux, explique Ibrahim Yahaya Ibrahim, de l’International Crisis Group. Soit l’organisation voulait se faire une place dans ce business juteux, soit elle n’était qu’un maillon pour remonter les otages vers le Sahara et une organisation comme Ansar Dine, le mouvement d’Iyad Ag Ghali. Koufa a un fort ancrage local mais je ne l’imagine pas négocier des prisonniers : je penche plutôt pour la seconde hypothèse.» Les six ravisseurs (quatre ont été tués dans l’opération de libération, deux se sont enfuis) étaient-ils sous les ordres directs d’Amadou Koufa ? Appartenaient-ils à l’un des groupes islamistes qui ont pris racine dans l’est du Burkina, frontalier du Bénin, depuis un an ? «Ce ne sont pas forcément les mêmes combattants qui sont utilisés pour attaquer l’instituteur du village, poser une mine sur le passage d’un convoi, attaquer une ambassade ou enlever des touristes. Il y a une division du travail, une répartition des tâches au sein du jihad sahélien, souligne Rinaldo Depagne, directeur Afrique de l’Ouest du même institut. Mais toutes ces organisations se déplacent le long d’un couloir de transhumance qui descend vers le sud-est.»

Cette expansion géographique a plusieurs causes. La pression militaire exercée par l’opération Barkhane au Mali a pu conduire des groupes, en particulier l’EIGS, à chercher des bases de repli plus au sud, dans l’est du Burkina. «Depuis la fin 2018, le Jnim a aussi revendiqué des attaques dans cette région, relève Mathieu Pellerin, chercheur au Centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des relations internationales. Et les prêches d’Amadou Koufa y circulaient déjà depuis plusieurs années.» La zone frontalière entre le Niger, le Burkina et le Bénin, délaissée, longtemps étiquetée comme une terre de grand banditisme et de trafic, où une partie de la population locale a été privée de ses ressources (orpaillage, agriculture, chasse) par l’instauration d’un parc transnational protégé, est un terroir de recrutement idéal pour les jihadistes.

Encore plus au sud, «le Bénin, le Togo et le Ghana constituent depuis un an des zones d’approvisionnement ou de refuge des groupes installés à l’est du Burkina, ils parviennent progressivement à y développer des capacités opérationnelles», poursuit le chercheur, qui note que là aussi, «les contextes locaux dans les parties nord de ces pays sont marqués par des injustices». Les analystes sécuritaires redoutent désormais des attaques visant les villes du golfe de Guinée.

Négociations

Davantage de victimes, davantage de pays touchés… Le bilan d’une décennie de lutte antiterroriste au Sahel est désespérant. Certes, Barkhane est «nécessaire», s’accordent à dire les spécialistes, mais ses coups d’éclat – l’élimination d’un chef jihadiste ou la libération des otages –, souvent le fait des forces spéciales de l’opération Sabre basée à Ouagadougou, ne masquent pas la tendance de fond : la France s’enlise. Vingt-huit soldats français ont trouvé la mort depuis 2012.

«Il a fallu dix-sept ans aux Américains pour admettre qu’ils ne pouvaient pas gagner la guerre en Afghanistan et qu’ils devaient discuter avec les talibans, espérons qu’on n’en arrivera pas là, commente Ibrahim Yahaya Ibrahim. Au final, il n’y a pas de solution militaire, tout le monde est d’accord là-dessus, mais il n’y a pas non plus de solution de « développement », comme on l’entend beaucoup à Paris.» La question de l’ouverture d’une négociation avec les groupes terroristes, souvent évoquée favorablement mais discrètement à Bamako, a jusque-là été sèchement refusée par les autorités françaises. «Les chancelleries occidentales ont des demandes contradictoires : elles veulent une solution politique, mais elles interdisent d’inviter les jihadistes autour de la table, estime le chercheur. Faute de les tuer, il va bien falloir pourtant leur parler.»

Célian Macé

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